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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/442

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mée par son esprit ou par son cœur, ses mouvements, son visage, tout, jusqu’au son de sa voix, formait un accord parfait avec ses paroles. C’est par ce défaut d’accord, que la conversation de tant de gens d’esprit est sans chaleur et sans effet. Ils n’ont jamais ni l’expression, ni l’accent de ce qu’ils disent. Ils se battent les flancs pour s’animer, et leur voix monotone trahit leur froideur. Leur esprit leur fournit quelquefois des choses sensibles ; mais leur visage est en contresens avec elles. Quelquefois, par adresse, ou par hasard, ils ont une inflexion juste ; mais cette inflexion perd bientôt tout son prix, parce que, l’instant d’après, ils l’appliquent à une pensée pour laquelle elle n’était pas faite. Que me fait le sourire aimable, le regard touchant, la voix sensible de certaines femmes ! ce charme ne les quitte jamais, il est de tous les temps, de tous les lieux, elles l’emploient avec un sot et avec un fat, dès lors ce charme n’en est plus un pour moi.

Le tact si rare et si difficile des personnes et des convenances, voilà encore ce qu’Éliza possédait au suprême degré. Jamais elle ne se méprenait : jamais elle ne confondait : jamais elle ne disait une chose sensible à qui ne pouvait pas la sentir, et n’exprimait une pensée fine à qui ne pouvait pas l’entendre. Sa conversation n’était jamais au-dessus ou au-dessous de ceux à qui elle parlait. Elle semblait avoir le secret de tous les caractères, la mesure et la nuance de tous les esprits.

Éliza n’était pas savante ; elle était instruite, elle n’en avait pas la prétention. Son instruction était si heureusement fondue dans son esprit, et son esprit dominait si bien sur elle, que c’était toujours lui qu’on sentait davantage. Elle savait l’anglais, l’italien, et elle possédait la littérature de plusieurs autres langues dans nos meilleures traductions. Elle savait surtout parfaitement sa propre langue. Elle avait fait plusieurs définitions de synonymes que l’abbé Girard[1] et les meilleurs esprits de l’Académie n’au-

  1. L’abbé Gabriel Girard, auteur des Synonymes français, publiés en 1718 sous le titre de : La Justesse de la Langue française.