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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/443

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raient pas désavouées. Je n’ai jamais connu à personne comme à elle, le don précieux du mot propre, ce don sans lequel il ne peut y avoir ni nuance, ni justesse dans l’expression, et qui exige à la fois un esprit formé, une connaissance approfondie de la grammaire, et, indépendamment du bon goût naturel, ce goût perfectionné et de convention qu’on ne peut acquérir que dans le commerce des gens de lettres et des gens du monde réunis.

Les livres les mieux écrits ont des instants de longueur et des lacunes d’intérêt. La conversation d’Éliza, toutes les fois qu’elle voulait ou pouvait s’y livrer tout entière, n’en avait point. Elle disait cependant souvent, et le plus souvent des choses simples, mais elle ne les disait jamais d’une manière commune, et cet art qui semblait n’en être pas un chez elle, ne se faisait jamais sentir, et ne la faisait jamais tomber dans la recherche et dans l’affectation. Elle ne faisait point de termes nouveaux, elle n’employait ni antithèses ni équivoques. Elle applaudissait quelquefois aux jeux de mots des autres, mais il fallait qu’ils fussent heureux, de bon goût, ou bien dits dans l’abandon du naturel et de la facilité, ce qui, à ses yeux, était toujours le premier mérite en tout genre ; car la prétention, de quelque espèce qu’elle fût, lui était antipathique. Elle ne pouvait supporter ce qui sentait l’effort et l’apprêt. Elle aurait presque préféré le rude et l’ébauché à ce qui était trop gracieux ou trop fini. De là on peut juger combien elle haïssait les manières affectées, les airs et autres sottises des gens du monde. Elle avait la même finesse et la même sévérité de goût pour les ouvrages d’esprit. Elle n’avait jamais pu s’accoutumer aux vers du cardinal de Bernis, à ceux de Dorat, de… et autres poètes de cette école. Elle ne faisait aucun cas des romans de Crébillon, Marivaux, et de tous ceux que leur genre a enfantés après eux ; mais, en revanche, elle s’était nourrie de Racine, de Voltaire, de La Fontaine : elle les savait par cœur ; elle était passionnée pour Jean-Jacques, elle aimait Prévost, Le Sage ; mais elle mettait au-dessus de tout l’immortel Richardson : elle