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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/445

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directement et plus profondément à son âme. Ah ! si quelquefois une expression, rendue plus vive par la situation momentanée de son esprit, lui arrachait une expression exagérée, croyez qu’elle savait ensuite s’en rendre compte dans le silence et dans le calme de sa pensée, et remettre à sa place ce qu’elle avait quelquefois trop élevé.

On l’accusait de même d’enthousiasme et de prévention dans ses sentiments. On ne pouvait concevoir, disait-on, que son cœur pût suffire à tant d’amis. Âmes étroites et vulgaires, était-ce à vous à mesurer et à comprendre la sienne ? d’abord tous ses sentimens n’étaient pas des passions. Il en était de ses sentiments comme de ses goûts, ils avaient différents degrés suivant la différence de leur principe. Elle aimait d’estime, d’attraits, de reconnaissance. Elle aimait dans Ariste le génie réuni à la vertu ; dans Sainval une âme de feu, et qui avait avec la sienne quelque rapport ; dans Cléon, dans Ergaste, dans Valère, etc., telle ou telle qualité d’esprit ou de caractère qui justifiait son penchant. Mais dites, ô vous tous qui fûtes ses amis ! si jamais quelqu’un de vous en particulier eut quelque reproche à faire à son amitié ! si quand vous fûtes souffrant, malade ou malheureux, il ne sembla pas que vous fussiez son unique objet. Elle nous avait tous entre nous liés d’une sorte d’intérêt dont elle était le mobile et le but. Nous nous sentions tous amis chez elle, parce que nous nous y étions réunis par les mêmes sentiments, le désir de lui plaire, et le besoin de l’aimer. Hélas ! combien de personnes se voyaient, se recherchaient, se convenaient par elle, qui ne se verront, ne se rechercheront, ne se conviendront plus ! Le charme de sa société tenait si bien à elle, que les personnes qui la composaient n’étaient plus les mêmes ailleurs. Ce n’était que chez elle qu’elles avaient toute leur valeur. Nous voilà tous séparés, disais-je hier, en fondant en larmes, à ses amis rassemblés au moment de sa mort ; on peut nous appliquer ces paroles de l’Écriture : le Seigneur a frappé le berger, et le troupeau s’est dispersé.

L’esprit d’Éliza, tout aimable, tout animé qu’il était, y