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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/447

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variées, plus fortes de pensées, plus tirées de son propre fonds : car elle ne vivait pas comme ces deux femmes de ce qui se passait à la cour et en Europe, elles étaient surtout plus animées. Ah ! c’est par là que cette créature céleste ne peut être comparée à aucune autre femme. Ses lettres avaient le mouvement et la chaleur de la conversation. Elles trompaient sur son absence, et elles la remplaçaient presque au moment où on les recevait. J’ai fait le tour de l’Europe, et ses lettres me suivaient, me consolaient, me soutenaient. Hélas ! maintenant je les espérerai, je les attendrai vainement ! Ce ne sont point les mers, ce n’est ni le temps ni l’espace qui nous séparent, c’est ce qui ne peut ni se voir, ni se mesurer, c’est l’abîme inconnu et éternel.

Je n’ai encore considéré Éliza que sous les différens rapports de son esprit ; mais qu’était son esprit auprès de son caractère et de son âme ! Comment assez louer toutes ses vertus, son élévation, sa générosité, son désintéressement, sa bienfaisance, son amour pour les malheureux ! chacune de ses vertus lui était naturelle et familière. Elle les pratiquait comme on marche, comme on respire, et elle n’en retirait point de vanité. Il n’en rejaillissait dans sa conversation ni prétention ni sévérité. C’est qu’on n’affiche jamais la morale des vertus qu’on exerce par sentiment ou par caractère ; il n’y a que celles qui sont factices qui ont besoin de se répandre au dehors.

Mais pour peindre les vertus d’Éliza, il ne suffit pas de les citer. Chacune d’elles était accompagnée de circonstances qui en relevaient le mérite et le charme. Les mêmes vertus dans d’autres personnes ne produisaient pas le même effet. Son âme était forte et élevée. Tout ce qui était vil et bas, ou seulement petit et faible, excitait son mépris et son indignation. Elle se serait même souvent laissée aller à prononcer avec force, si l’indulgence et l’aménité d’esprit qui lui étaient naturelles n’eussent tempéré son premier mouvement. Par cette grande élévation d’âme et de caractère, elle s’était en quelque sorte remise dans le rang où sa