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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/456

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consternée, a été l’instant funeste où, quelques heures avant de mourir, vous m’avez demandé ce pardon déchirant, dernier témoignage de votre amour, et dont le souvenir cher et cruel restera toujours au fond de mon cœur. Mais vous n’aviez plus la force ni de me parler, ni de m’entendre ; il a fallu, comme Phèdre, me priver de mes pleurs, qui auraient troublé vos derniers moments, et j’ai perdu sans retour l’instant de ma vie qui m’eût été le plus précieux ; celui de vous dire encore combien vous m’étiez chère, combien je partageais vos maux, combien je désirais de finir avec vous les miens. Je paierais de tout ce qui me reste à vivre cet instant que je ne retrouverai plus, et qui, en vous montrant toute la tendresse de mon cœur, m’aurait peut-être rendu toute celle du vôtre. Mais vous n’êtes plus ! vous êtes descendue dans le tombeau, persuadée que mes regrets ne vous y suivraient pas ! Ah ! si vous m’aviez seulement témoigné quelque douleur de vous séparer de moi, avec quelles délices je vous aurais suivie dans l’asile éternel que vous habitez ! Mais je n’oserais pas même demander à y être mis auprès de vous quand la mort aura fermé mes yeux et tari mes larmes, je craindrais que votre ombre ne repoussât la mienne, et ne prolongeât ma douleur au delà de ma vie. Hélas ! vous m’avez tout ôté, et la douceur de vivre et la douceur même de mourir. Cruelle et malheureuse amie, il semble qu’en me chargeant de l’exécution de vos dernières volontés, vous ayez encore voulu ajouter à ma peine. Pourquoi les devoirs que cette exécution m’imposait m’ont-ils appris ce que je ne devais point savoir, et ce que j’aurais désiré d’ignorer ? Pourquoi ne m’avez-vous pas ordonné de brûler, sans l’ouvrir, ce manuscrit funeste, que j’ai cru pouvoir lire sans y trouver de nouveaux sujets de douleur, et qui m’a appris que, depuis huit ans au moins, je n’étais plus le premier objet de votre cœur, malgré l’assurance que vous m’en aviez si souvent donnée ? Qui peut me répondre, après cette affligeante lecture, que pendant les huit ou dix autres années que je me suis cru tant aimé de vous vous n’avez