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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/457

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pas encore trompé ma tendresse ? Hélas ! n’ai-je pas eu sujet de le croire, lorsque j’ai vu que, dans cette multitude immense de lettres que vous m’avez chargé de brûler, vous n’en aviez pas gardé une seule des miennes ? Par quel malheur pour moi vous étaient-elles devenues si indifférentes, malgré les expressions de sensibilité, d’abandon et de dévoûment dont elles étaient remplies ? Pourquoi, dans ce testament, dont vous m’avez fait le malheureux exécuteur, avez-vous laissé à un autre ce qui devait m’être le plus cher, ces manuscrits qui vous auraient rappelée sans cesse à moi, et où il y avait tant de choses écrites de ma main et de la vôtre ? Qui avait donc pu vous refroidir à ce point pour l’infortuné à qui vous disiez, il y a dix ans, que votre sentiment pour lui vous rendait heureuse jusqu’à être effrayée de votre bonheur ? Vous vous êtes plainte, je le sais, et plainte avec amertume, surtout dans les derniers mois de votre vie, de ma bienfaisance pour la malheureuse famille d’un domestique coupable ; vous avez laissé croire que ma compassion pour de pauvres enfants innocents que ce misérable laissait dans l’abandon et dans l’indigence, tenait à un principe moins louable que mon invincible pitié pour les malheureux : vous n’avez pas rougi de penser, et peut-être de dire que j’étais le père de ces créatures infortunées ; vous avez fait cette cruelle injure à l’honnêteté de mon âme, dont vous avez vu tant de preuves, et à celle de mes sentiments pour vous ; et vous avez supposé le motif le plus vil, à l’action peut-être la plus vertueuse de ma vie ! Mais pourquoi vous faire des reproches dont vous ne pouvez plus vous justifier si vous ne les méritez pas ? pourquoi troubler vos cendres de mes regrets, que vous ne pouvez plus soulager ? Adieu, adieu, pour jamais ! hélas, pour jamais ! ma chère et infortunée Julie ! Ces deux titres m’intéressent bien plus que vos fautes à mon égard ne peuvent m’offenser ; jouissez enfin, et, pour mon malheur, jouissez sans moi, de ce repos que mon amour et mes soins n’ont pu vous procurer pendant votre vie. Hélas ! pourquoi n’avez-vous pu ni aimer, ni être