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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/459

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qu’à me rendre ma solitude plus amère. Tout ce que je vois, tout ce que je rencontre, a un premier objet, un attachement qui occupe et remplit sa vie ; et moi je n’en ai plus, je n’ose plus même en espérer : il n’y a plus de place pour moi dans le cœur de personne. Ah ! ma pauvre nourrice, vous qui avez eu tant de soin de mon enfance, qui m’avez mieux aimé que vos propres enfants ; vous avec qui j’ai passé vingt-cinq années, les plus douces de ma vie ; vous que j’ai quittée pour obéir à un sentiment plus tendre ; vous que j’aurais dû ne quitter jamais ; vous que j’ai perdue à quatre-vingt-douze ans : pourquoi n’existez-vous plus ? J’irais demeurer avec vous, j’irais fermer vos yeux, ou mourir entre vos bras ; et j’aurais du moins encore, pendant quelques moments, la consolation de penser qu’il est quelqu’un au monde qui me préfère à tout le reste. Et vous, ma chère et cruelle amie, car je ne puis m’empêcher de revenir toujours à vous, et mon sentiment m’entraîne au moment même où je crois que le vôtre me repousse ; vous qui m’avez dédaigné après m’avoir aimé, qui avez cessé de sentir le prix de mon cœur, qui peut-être, hélas ! ne l’avez senti jamais, où pouviez-vous trouver une âme plus faite pour la vôtre ? Tout, jusqu’à notre sort commun, semblait fait pour nous réunir. Tous deux sans parents, sans famille, ayant éprouvé, dès le moment de notre naissance, l’abandon, le malheur et l’injustice, la nature semblait nous avoir mis au monde pour nous chercher, pour nous tenir l’un à l’autre lieu de tout, pour nous servir d’appui mutuel, comme deux roseaux qui, battus par la tempête, se soutiennent en s’attachant l’un à l’autre. Pourquoi avez-vous cherché d’autres appuis ? Bientôt, pour votre malheur, ces appuis vous ont manqué ; vous avez expiré en vous croyant seule au monde, lorsque vous n’aviez qu’à étendre la main pour retrouver ce qui était si près de vous, et que vous ne vouliez pas voir. Ah ! si votre vie eût été prolongée, peut-être la nature, qui nous avait poussés l’un vers l’autre, nous aurait rapprochés encore pour ne nous séparer jamais. Peut-être eussiez-vous senti,