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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/55

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leurs lui sont mortelles : il faut donc attendre. Ah ! mon Dieu, toujours voir éloigner, différer le plaisir, et être accablé, abîmé par le malheur ! Si vous saviez combien j’aurais besoin de me reposer ! depuis un an, je suis sur la roue. Vous seul, peut-être, avez eu le pouvoir de suspendre quelques instants ma douleur, et ce bien d’un moment m’a attachée à vous pour jamais. Mais, dites-moi, ma dernière lettre ne vous a-t-elle pas déplu ? Ne suis-je point mal avec vous ? j’en serais bien affligée ; mais je suis comme madame Duchâtelet : je ne connais guère le repentir. Répondez-moi avec la même franchise que j’ai employée avec vous ; estimez-moi assez pour ne pas me dire la vérité à demi ; dites-moi tout le mal que vous pensez de moi ; et ce n’est pas, comme dit M. de La Rochefoucauld, pour le plaisir d’en entendre parler que je vous demande de m’en dire ; mais c’est pour juger si vous êtes mon ami, si vous le serez ; en un mot, j’attache assez d’intérêt à notre liaison, pour être pressée de savoir ce qu’il y a eu de surprise et de méprise dans ce qui nous a rapprochés l’un de l’autre. L’on dit qu’il n’y a rien de plus fort et de mieux fondé que les sentiments dont on ne peut pas se rendre raison. Si cela est vrai, je dois compter sur votre amitié ; mais vous ne voulez pas que j’y regarde ; pourquoi cela ? Est-ce que je ne serais pas contente ? Ne voyez-vous pas que le mouvement le plus naturel, lorsqu’on acquiert un nouveau bien, c’est de l’examiner, c’est de l’observer de tous les côtés : cette occupation est peut-être la jouissance la plus vive que donne la possession ; mais vous, vous ne connaissez pas tous les détails et tous les plaisirs de la sensibilité. Tout ce qui est élevé, tout ce qui est noble, tout ce qui est grand, voilà ce qui est de