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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/56

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votre ressort. Les héros de Corneille fixent votre attention : à peine avez-vous jeté les yeux sur les petits pâtres de Gessner. Vous aimez à admirer, et moi je n’ai qu’un besoin, qu’une volonté, c’est d’aimer ; mais qu’importe ? nous n’aurons pas la même langue ; il y a une sorte d’instinct qui supplée à tout ; mais rien ne supplée à mille lieues de distance. J’étais si troublée la dernière fois, que je ne vous ai pas dit que Diderot est en Hollande ; il y est si bien, il y a déjà tant d’amis qu’il n’avait jamais vus, qu’il est fort possible qu’il ne revienne jamais à Paris, et qu’il oublie qu’il était en chemin pour aller en Russie. C’est un homme extraordinaire : il n’est pas à sa place dans la société : il devait être chef de secte, un philosophe grec, instruisant, enseignant la jeunesse. Il me plaît fort ; mais rien de toute sa manière ne vient à mon âme ; sa sensibilité est à fleur de peau : il ne va pas plus loin que l’émotion. Je n’aime rien de ce qui est à demi, de ce qui est indécis, de ce qui n’est qu’un peu. Je n’entends pas la langue des gens du monde : ils s’amusent et ils bâillent ; ils ont des amis, et ils n’aiment rien. Tout cela me paraît déplorable. Oui, j’aime mieux le tourment qui consume ma vie, que, le plaisir qui engourdit la leur ; mais, avec cette manière d’être, on n’est point aimable ; eh bien ! on s’en passe ; non, on n’est point aimable, mais on est aimé, et cela vaut mille fois mieux que de plaire.

Que je voudrais savoir si vous irez en Russie ! J’espère que non, et c’est, comme vous dites, parce que je le désire. Il me semble que, de nulle part au monde, les lettres ne viennent si lentement que de la Russie. J’ai relu deux fois, trois fois votre lettre, d’abord parce qu’elle était difficile, et puis parce que