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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/61

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tort ? Vous vouliez plusieurs lettres à Vienne, et il est possible que vous n’en ayez point, ou que vous en soyez accablé. Je vous ai écrit trois fois à Berlin depuis le 6 juin. Sans doute, on vous renverra vos lettres ; si elles y attendaient votre retour, elles seraient de vieille date lorsque vous les recevriez ; mais je m’en rapporte au besoin que vous avez de recevoir de ces lettres dont la privation vous tourne la tête. En grâce, ne me traitez pas si bien ; ne m’écrivez pas la première, parce qu’alors, sans vous en apercevoir, vous ne m’écrivez que pour m’avoir écrit. Ne venez à moi que lorsque vous n’avez plus rien à lui dire : cela est dans l’ordre, l’amitié ne doit arriver qu’après ; quelquefois elle est à une grande distance ; quelquefois aussi elle est bien près, trop près peut-être ; les malheureux aiment, ils aiment tant ce qui les console ! il est si doux d’aimer ce qui plaît ! Je ne sais pourquoi j’ai quelque chose qui m’avertit que je pourrais dire de votre amitié ce que le comte d’Argenson dit en voyant, pour la première fois, la jolie mademoiselle de Berville, qui était sa nièce : Ah ! elle est bien jolie ! Il faut espérer qu’elle nous donnera bien du chagrin. Qu’en pensez-vous ? Mais vous êtes si fort, si modéré, et surtout si occupé, que cela vous met à l’abri des grands malheurs et des petits chagrins. Voilà comme il faut avoir de l’esprit, comme il faut avoir des talents : cela rend supérieur à tous les événements. Quand on est, avec cela, aussi honnête et surtout aussi sensible que vous, on est sans doute affecté douloureusement, on l’est assez pour contenter l’amitié ordinaire ; mais on est bientôt détourné des mouvements de l’âme, lorsque la tête est vivement et profondément occupée. Oui, je vous le prédis et j’en suis bien aise : vous n’éprouverez plus