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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/62

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de ces malheurs qui bouleversent l’âme ; vous êtes assez jeune pour recevoir encore de légères secousses ; mais je vous réponds que vous vous mettrez bientôt en mesure ; ah ! je vous en réponds : vous ferez une grande fortune, vous aurez une grande célébrité. Je vais vous faire horreur, je vais vous montrer une âme bien petite, bien commune ; mais je ne saurais qu’y faire. Toutes les fois que je viens à vous regarder dans l’avenir, je me sens glacée ; et ce n’est point parce que ce qui est grand attire l’admiration et m’écrase : mais c’est que ce qui est grand mérite bien rarement d’être aimé. Convenez que je suis presque aussi bête que je suis folle : je suis bien pis que cela. J’ai ce certain genre, le seul mauvais, à ce que dit Voltaire ; je l’ose nommer, je vous en ai si bien pénétré que je n’ai pas besoin de vous dire que c’est le seul ennuyeux. La différence de nos affections, la voici : c’est que vous êtes au bout du monde, c’est que vous êtes assez calme pour jouir de tout ; et moi je suis à Paris ; je souffre et je ne jouis de rien, voilà tout, comme dit Marivaux. J’ai reçu beaucoup de détails : ils ont calmé mon désespoir ; j’ai vu qu’il n’y avait rien à craindre de ce dernier accident ; mais concevez s’il est possible d’avoir un moment de repos, en tremblant sans cesse pour la vie de quelqu’un à qui l’on sacrifierait la sienne à tous les instants. Ah ! si vous saviez combien il est aimable, combien il est digne d’être aimé ! Son âme est douce, tendre et forte ; je suis assuré que c’est l’homme du monde qui vous plairait et vous conviendrait le plus.

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C’est vous qui me donnez des défauts : vous en avez le privilège exclusif. Je suis, avec tous mes