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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/64

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pour m’affliger de tous mes sentiments. Mon âme a la fièvre continue avec des redoublements qui me conduisent souvent jusqu’au délire. Oh ! s’il était vrai que de l’excès du mal on voit naître quelquefois le bien, je devrais espérer quelque soulagement. Non, je ne puis plus suffire aux diverses agitations qui déchirent mon cœur, et je me reproche la faiblesse qui m’entraîne à vous montrer ce que je souffre. Il me semble que je ne veux point exciter votre intérêt : je n’ai aucun droit à votre sensibilité ; et si j’en avais, ce n’est pas de ma douleur que je voudrais la nourrir. Non, vous ne me devez rien, et je vais vous le prouver : je déteste, j’abhorre la fatalité qui m’a forcée à vous écrire ce premier billet, et dans ce moment peut-être, elle m’entraîne avec autant de puissance. Je ne voulais pas vous parler de moi ; je voulais simplement vous remercier de m’avoir écrit avant que d’arriver à Vienne : je voulais vous répondre, et non pas vous parler ; je n’accepte aucune de vos louanges et je vais vous étonner : c’est qu’elles ne me louent point. Que m’importe que vous jugiez que je ne suis pas bête ? il est singulier, mais il est pourtant vrai, que vous êtes l’homme du monde à qui je me soucie le moins de plaire. Expliquez-moi cette bizarrerie ; expliquez-moi aussi pourquoi je vous juge avec une sévérité insupportable ; pourquoi je me trouve injuste à tout moment avec vous ; pourquoi, ne croyant pas à votre amitié, j’en chicane toujours les expressions ; pourquoi, enfin, ayant à me louer de vous, je serais tentée de m’en plaindre. Oui, ma raison me dit que je devrais vous demander pardon : car ma pensée vous offense sans cesse, et mon âme se révolte au seul sentiment que vous pourriez me faire grâce. Eh ! non, je n’en veux point : jugez-moi sévèrement ;