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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/65

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voyez toute mon injustice, voyez toute mon inconséquence, et laissez-vous aller au mouvement que cela doit vous inspirer. Oh ! je vous l’ai dit, nous ne ferons point de tout ceci l’amitié de Montaigne et de La Boétie. Ces gens-là étaient calmes : ils n’avaient qu’à se livrer aux impressions douces et mutuelles qu’ils recevaient, et nous, nous sommes malades, mais avec cette différence, que vous êtes un malade plein de force et de raison, qui se conduira de manière à jouir incessamment de la plus excellente santé ; tandis que moi, je suis atteinte d’une maladie mortelle dans laquelle tous les soulagements que j’ai voulu apporter, se sont convertis en poison et n’ont servi qu’à rendre mes maux plus aigus. Ils sont d’une nature étrange ; ils ont dépravé ma raison, et égaré mon jugement : car je ne voudrais point guérir ; je ne me sens que le besoin de mourir. Ah ! mon Dieu ! que je serais fâchée de dévorer cent volumes en deux mois de temps ! que je serais fâchée de valoir autant que vous, et d’être destinée à autant de succès et à autant de gloire ! si vous saviez combien mon âme est petite : elle ne voit qu’une seule chose dans la nature qui vaille la peine de l’occuper. César, Voltaire, le roi de Prusse lui paraissent quelquefois dignes d’admiration, mais jamais dignes d’envie. Je vous ferais trop d’horreur, si je vous disais le sort que je préférerais à tout ce qui respire ; oui, je suis comme Félix : j’entre en des sentiments qui ne sont pas croyables.

J’en ai de violents. J’en ai de pitoyables. J’en ai même de —. Mais vous n’entendriez pas cette langue, et je vous ferais rougir d’avoir pu penser que mon âme avait quelques rapports avec la vôtre ; vous me faites trop d’honneur en m’élevant jusqu’à vous ; mais aussi