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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/66

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gardez-vous bien de me mettre à côté des femmes que vous estimez le plus : vous les affligeriez et vous me feriez mal. Vous ne savez pas tout ce que je vaux : songez donc que je sais souffrir et mourir ; et voyez après cela, si je ressemble à toutes ces femmes qui savent plaire et s’amuser. Hélas ! l’un me répugne autant que l’autre me serait impossible. Je sais mauvais gré à tout ce qui vient me distraire et me détourner. Il y a des objets que rien ne peut me faire perdre de vue. Ce que j’entends nommer dissipation et plaisir, ne fait que m’étourdir et me fatiguer ; et si quelqu’un avait eu la puissance de me séparer un moment de mes malheurs, je crois que, loin de lui porter de la reconnaissance, je devrais l’en haïr. Qu’en pensez-vous ? vous qui me parlez de mon bonheur et qui me faites espérer que, s’il dépend de votre amitié, vous me l’accorderez. Non, monsieur, votre amitié ne fera point mon bonheur, parce que cela est impossible ; elle me consolera, elle me fera souffrir peut-être, et je ne sais si j’aurai à me louer, ou à me plaindre de ce que je vous devrai.

Pourquoi donc avez-vous l’air de vous justifier d’avoir lu le Connétable ? il serait désobligeant de vous refuser au plaisir que vous pouvez faire et recevoir. Le roi de Prusse a écrit à monsieur d’Alembert une lettre charmante, elle est pleine d’éloges de vous, et il se promet bien d’entendre le Connétable. Je suis sûre qu’il en sera ravi, cette tragédie est au ton de son âme, à beaucoup d’égards. Adieu ; donnez-moi souvent de vos nouvelles, et ne formez point le projet de m’écrire quatre mots. Gardez ce projet pour vos connaissances, il y a même des amis qui en seraient contents, mais moi, je suis si difficile à contenter ! Vous me direz si vous avez reçu mes lettres.