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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/68

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telle que peu de gens peuvent y atteindre ; mais en vérité, permettez-moi de ne pas regarder comme un effet de confiance ni d’amitié, ce que vous me dites de votre caractère. Hélas ! savez-vous ce que vous me confiez, en me découvrant les inconséquences qui vous agitent ? c’est que je suis une bête qui ne voit rien, qui n’observe rien : car sans doute, si vous n’êtes ni dissimulé, ni faux, j’aurais dû démêler ce que vous croyez m’apprendre de vous-même ; et voulez-vous que moi je vous apprenne une chose d’une science profonde ? C’est que ni vous, ni moi ne nous connaissons parfaitement : vous, parce que vous êtes trop près, et que vous vous observez trop ; et moi, parce que je vous ai toujours vu avec crainte et embarras. Oh ! si jamais je vous revois, je vous regarderai mieux : il me semble que ma vue s’est raffinée. Ce que vous me dites sur la cause de vos courses continuelles est charmant : cela est plein d’esprit et de grâce, et en voilà bien assez pour que cela puisse se passer de vérité : Je remplis ma jeunesse pour que ma vieillesse ne puisse pas me reprocher de ne pas l’avoir employée. Vous voyez bien que c’est l’avare, qui, en laissant mourir de faim ses enfants, se justifie à lui-même sa dureté, en disant qu’il leur amasse du bien pour qu’ils en jouissent après lui. Soyons plus simples : ne cherchons point de prétexte pour justifier nos goûts et nos passions ; vous allez au bout du monde, parce que votre âme est plus avide que sensible. Eh bien, quel mal y a-t-il à cela ? Vous êtes jeune, vous avez connu l’amour, vous avez souffert, et vous en avez conclu que vous étiez sensible ; et cela n’est pas vrai. Vous êtes ardent, vous êtes passionné, vous seriez capable de tout ce qui est fort, de tout ce qui est grand : mais vous ne ferez