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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/69

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jamais que des choses de mouvement, c’est-à-dire des actions, des actes détachés ; et ce n’est pas comme cela que procèdent la sensibilité et la tendresse. Elles attachent, elles lient, elles remplissent toute la vie, elles ne laissent place qu’aux vertus douces et paisibles, elles fuient l’éclat : tout ce qui les sépare et les éloigne de leur objet leur paraît malheur ou tyrannie. Voyez après cela et comparez. Je vous l’ai déjà dit : la nature ne nous a point faits pour être heureux, elle vous a condamné à être grand : soumettez-vous donc sans murmure. Je crois du reste tout ce que vous me dites de l’avantage de ce pays-ci sur tous les autres. Je ne sais si vous rapporterez de votre voyage le dégoût de voyager ; mais je suis bien sûre que vous n’en rapporterez pas la possibilité de pouvoir vous fixer quelque part. Vous aurez jugé avec justice et justesse ce qui est bon, ce qui est meilleur ; mais vous ferez comme les Italiens font de la musique, ils préfèrent la nouvelle à la bonne. Je vous demande pardon, je contrarie vos paroles ; mais convenez que je suis bien au ton de votre âme. Vous voulez que je vous parle de la mienne, voici son état. N’avez-vous jamais vu de ces malades attaqués de maux lents et incurables ? Quand on demande de leurs nouvelles aux gens qui les soignent, ils répondent : cela va aussi bien que son état le comporte ; c’est-à-dire, il mourra, mais il a quelques moments de répit ; voilà tout juste l’espèce de santé de mon âme. Au plus violent orage a succédé le calme. — Sa disposition morale est telle que je la ferais selon mon souhait et selon mon cœur ; mais que sa santé est alarmante ! cependant je suis sûre qu’il ne fait pas une faute de régime : il aime la vie parce qu’il se plaît à aimer et à être aimé ; il n’y tient que par là.