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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/70

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Oh ! si vous saviez combien il est aimable ! oui, vous m’aimeriez un peu ; mais vous ne feriez pas grand cas de moi, d’avoir été capable d’une distraction. Oh ! qu’êtes-vous donc pour m’avoir détournée un instant de la plus charmante et de la plus parfaite de toutes les créatures ? Oui, si vous le connaissiez, ou quand vous le connaîtrez, vous verrez que, dans le jugement que j’en porte, il n’y a ni illusion, ni prévention. Eh bien, est-ce assez vous montrer mon âme ? Mon amitié est-elle passive, active ou indiscrète ? — Le chevalier d’Aguesseau vous aura mandé que j’avais perdu patience. Je lui avais envoyé demander de vos nouvelles ; dans ce moment-là, il n’en avait pas eu : mais dès qu’il reçut une lettre du 8, il me manda que vous vous portiez bien ; et alors, je fus tentée de vous écrire, pour vous remercier de ce que vous aviez un ami qui avait pu me tirer d’inquiétude ; et puis, je trouvai qu’il valait mieux vous attendre. Oui, en effet, je veux vous attendre, et toujours. Pourquoi irais-je plus vite que vous ? je me fatiguerais et je gênerais vos pas. Je ne veux plus qu’aucune affection agite mon âme douloureusement, c’est trop. Je ne sais pas comment je puis suffire à la dépense que je fais. Il est vrai que j’ai réuni toutes mes forces en un seul point. Toute la nature est morte pour moi, excepté quelques objets qui animent et remplissent tous les moments de ma vie. Je n’existe pour rien : les choses, les plaisirs, la dissipation, la vanité, l’opinion, tout cela n’est plus à mon usage ; et j’ai regret au temps que j’y ai donné, quoiqu’il ait été bien court : car j’ai connu la douleur de bonne heure, et elle a cela de bon qu’elle écarte bien des sottises. J’ai été formée par ce grand maître de l’homme, le malheur. Voilà la langue qui vous a plu : elle vous a rapproché de