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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/71

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l’endroit sensible de votre âme, dont la dissipation et le ton aimable des femmes de ce pays-ci vous éloignaient sans cesse. Vous m’avez su gré de vous ramener à ce que vous aviez aimé, à ce que vous aviez souffert : oui, il y a une espèce de douleur qui a un tel charme, qui porte une telle douceur dans l’âme, qu’on est tout prêt à préférer ce mal à ce qu’on appelle plaisir. Je goûte ce bonheur ou ce poison deux fois la semaine ; et cette sorte de nourriture m’est bien plus nécessaire que l’air que je respire. — La comtesse de Boufflers m’a beaucoup parlé de vous et de ce qu’elle vous mandait ; elle vous aime, parce que vous avez fait le Connétable, et il y a assurément de quoi fonder son goût. Et moi je vous aimerais bien mieux, si vous n’étiez pas le connétable. Oh ! combien j’ai l’âme petite et bornée ! je hais également les patagons et les lilliputiens ; mais que vous importe mon goût ? Vous êtes bien aimable d’avoir pensé à grossir votre écriture ; mais j’ai envie cependant de m’en plaindre : cela m’a ravi quelques lignes. Au nom de Dieu, restez comme vous êtes : écrivez des pieds de mouche, faites le tour du monde, mais commencez par Paris ; en un mot ne changez pas un cheveu à votre manière d’être. Je ne sais pas si c’est la meilleure, mais elle m’est la plus agréable possible. Cette louange n’est-elle pas fade ? Ne vous moquez pas de moi ; je suis bien bête ; mais je vous assure que je suis une bonne créature, n’est-ce pas ?