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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/78

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que j’ai quelque chose qui me dit que je mourrai au moment où mon malheur pourrait finir. Revenez, et du moins je serai sûre d’avoir goûté, avant de mourir, une consolation bien douce pour mon âme. Je me reproche d’avoir été injuste avec vous. Mon Dieu ! si vous avez souffert, vous m’aurez pardonné : il y a des situations qui demandent tant d’indulgence ! — J’ai lu le livre si attendu de M. Helvétius. Je suis effrayée de sa grosseur, deux volumes de six cents pages chacun ! votre voracité en viendrait à bout dans deux jours ; mais moi, je ne saurais lire avec intérêt : mes affections retiennent toute mon attention ; je lis toujours ce que je sens, et non pas ce que je vois. Ah ! mon Dieu, que l’esprit s’amoindrit en aimant ! il est vrai que l’âme n’y perd rien ; mais que fait-on d’une âme ? — J’oubliais de vous répondre sur l’affaire du comte de C*** : elle est un peu plus reculée que lorsqu’il en a eu la première pensée ; vous ne pouvez croire quel pauvre homme est celui dont dépend cette affaire : il n’est pas bête, mais c’est le plus sot de tous les hommes. Sa femme vaut mieux : mais l’occupation où elle est d’elle-même, absorbe toutes ses facultés. En tout, ce sont des gens dont le vrai mérite est d’avoir un excellent cuisinier. Que de gens dont on dit du bien, qui n’ont pas d’autre valeur ! Non, l’espèce humaine n’est pas méchante : elle n’est que sotte, et à Paris elle est aussi vaine et aussi frivole que sotte : mais qu’importe, pourvu que ce qu’on aime soit bon, aimable et excellent ?

Ah ! si vous saviez ce qui amuse, ce qui attache le public ! une tragédie de M. Dorat (elle est dénuée d’esprit, d’intérêt et de talent), et puis encore une comédie de M. Dorat. C’est le chef-d’œuvre du mauvais goût et du mauvais ton ; c’est un jargon inintel-