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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/83

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trois lignes, et il s’en alla triomphant. Alors madame Du Deffand fut confondue, ou du moins elle n’osa plus dénigrer ce que tout le monde trouvait charmant. Jusque-là il n’avait pas été question de savoir à qui vous l’aviez écrite. Elle s’avisa de le demander : l’ambassadeur s’y refusa, elle n’en eut que plus de curiosité ; il lui dit que c’était à moi ; et il ajouta : « C’est à coup sûr par pressentiment que vous avez dénigré quelque chose qui est plein d’esprit et de grâces ». Voilà un long récit : je vous l’aurais conté dans le temps ; mais c’est que cela me parut pitoyable, transporté à quatre cents lieues. Il faut ajouter que l’ambassadeur me rapporta cette copie qui fut brûlée. Et puis, voyez quelles sottises occupent les gens du monde ! quel vide cela prouve ! Oui, le malheur est bon à quelque chose : il corrige de toutes ces petites passions qui agitent les gens oisifs et corrompus. Ah ! s’ils pouvaient aimer, ils deviendraient bons. Vous voyez après cela si je suis coupable d’indiscrétion ; et si vous me le dites, je le croirai : mais ne me dites point qu’on croira que nous nous écrivons pour faire de l’esprit, etc. Eh ! que nous importe ce que les sots ou les méchants croiront : ils ne sont forts que parce qu’on les craint ; je les hais, je les fuis, mais je ne les crains plus. Depuis quelques années j’ai tellement apprécié ceux qui jugent, que je n’oserais pas vous dire le mépris que j’ai pour l’opinion. Je ne voudrais pas la braver, mais voilà tout. Il y a une passion qui ferme l’âme à toutes les misères qui tourmentent les gens du monde, j’en fais la triste expérience. Un grand chagrin tue tout le reste. Il n’y a qu’un intérêt, qu’un plaisir, qu’un malheur et qu’un seul juge pour moi dans toute la nature. Oh ! non, je n’ai point de petitesse. Songez que je ne tiens à la