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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/88

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pérer jusque-là ? Je vous parle peut-être pour la dernière fois. Concevez-vous la situation où je suis ? je n’ose me permettre ni projet, ni espérance. Ah ! j’avais beaucoup souffert de l’injustice et de la méchanceté des hommes, j’en avais été réduite au désespoir ; mais il le faut avouer, il n’y a point de malheur comparable à celui d’une passion profonde et malheureuse : elle a effacé dix ans de supplice. Il me semble que je ne vis que depuis que j’aime ; tout ce qui m’affectait, tout ce qui m’avait rendue malheureuse jusque-là, s’est anéanti ; et cependant, aux yeux des gens calmes et raisonnables, je n’aurais de malheurs que ceux que je ne sens plus ; ils appellent les passions des malheurs factices. Hélas ! c’est qu’ils n’aiment rien ; c’est qu’ils ne vivent que de vanité et d’ambition, et moi je ne vis plus que pour aimer. Je ne suis plus au ton ni aux sentiments de la société ; il y a bien plus, je serais incapable de remplir aucun devoir ; mais heureusement je suis libre, je suis indépendante, et en me livrant tout entière à ma disposition, je n’ai point de remords, parce que je ne manque à personne. Mais voyez le peu de cas que vous devez faire de moi ; je me reproche souvent la bonté et l’estime qu’on me montre ; j’usurpe beaucoup dans la société ; on me juge trop favorablement, parce qu’on ne me connaît point. Il est vrai aussi que j’ai tellement été victime de la calomnie et de la méchanceté de mes ennemis, que c’est une sorte de dédommagement que j’éprouve à présent.

J’ai été interrompue par l’arrivée du chevalier de Chatelux, qui est entré dans ma chambre sans se faire annoncer, et je le croyais à Ferney. Je lui ai dit que j’étais bien aise de son retour ; mais mon cœur n’en sentait rien. Il n’a pas un instant suspendu ma dou-