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Page:Level - Le double secret, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/12

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JE SAIS TOUT

III

Allongé sur le dos près de sa gaule fichée en terre, les manches relevées, les mains croisées sous la nuque, Philippe somnolait à l’ombre d’un saule. De temps en temps, une libellule posée sur le scion de la ligne faisait trembler le bouchon, le saut d’une grenouille inscrivait sur l’eau des cercles dont la vague balançait les feuilles plates des nénuphars, un martin-pêcheur crevait en flèche la ronde dorée des moucherons, puis tout redevenait immobile.

Un éclat de rire le tira de son engourdissement. Il se souleva sur un coude et se frotta les yeux d’assez mauvaise humeur, car il avait choisi ce coin non point pour y pêcher à l’aise — « Un coin, notre maître, lui répétait le jardinier, où on casse plus d’hameçons en une matinée qu’on ne prend de goujons en un an » — mais pour y rêver tranquille, ayant gardé de la vie aventureuse le goût de la solitude et l’amour du silence.

— Allons, pensa-t-il, je chercherai un autre endroit…

Et ramassant sa veste, il se pencha pour relever sa ligne.

— Hé, mon ami, cria la voix, doucement ! vous avez quelque chose !

— Merci, dit-il en tirant.

— Pas si fort ! conseilla la voix.

Bien qu’il n’eût point la prétention d’être un fin pêcheur, ces conseils, le ton narquois sur lequel ils lui étaient adressés, et surtout cette appellation protectrice « mon ami » lui furent assez désagréables.

— Laissez filer, reprit la voix.

Il s’arrêta, dit sans aménité :

— Je sais ce que je fais, tout de même !

— À votre aise.

La parole était devenue soudain si nette, si cassante, qu’il leva la tête, et apercevant une jeune fille fort élégante adossée à un arbre, il demeura confus

— Pardon, Mademoiselle !

Elle lui rendit son salut d’une inclinaison rapide et le considéra étonnée à son tour.

Couché dans l’herbe, avec les bras brûlés par le soleil, son visage aux traits durs, son vieux chapeau, son pantalon de toile, il avait l’air d’un ouvrier de campagne ; mais debout, malgré le vêtement sale, les guêtres fauves, les grosses chaussures, il reprenait sa race et son allure véritable.

Au regard dont elle l’examinait, il comprit d’où venait l’erreur, la trouva plaisante et s’en excusa presque ; mais la jeune fille, occupée surtout à suivre le flotteur qui fuyait, remontait, piquait et tournait encore, hocha la tête. Pour racheter son erreur, il feignit d’être complètement maladroit :

— Que faut-il faire ?

Sans trop abuser de sa science, elle dit :

— À votre place, je rendrais de la ligne.

— Comme ceci ?

— À peu près… Levez maintenant.

Sentant le poisson fuir entre deux eaux, mais d’une nage déjà plus lasse, il raidit son poignet, n’éprouvant point de hâte à l’amener tout à fait, trouvant du charme à cette leçon imprévue, et regrettant déjà la seconde où la jolie inconnue se tairait.

— Je vais trop vite ?

— Non ce n’est pas mal.

— Alors, je tire ?…

— Tirez !…

Il redressa la gaule : l’eau clapota, la tête parut, puis le corps nacré, mordoré,