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LE DOUBLE SECRET
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sautillant, et le poisson, un instant suspendu, tomba dans l’herbe avec des soubresauts désespérés.

— Mes compliments, Monsieur, dit la jeune fille.

— Je le pêchais, vous l’avez pris, répondit Philippe.

Elle sourit.

— Vous parlez comme Ambroise Paré.

Il s’inclina :

— Il faut bien que, de temps en temps, les souvenirs classiques servent à quelque chose.

Puis soupesant le poisson avant de le mettre dans son filet :

— Personne ne voudra croire que c’est moi qui ai pris ça, dit-il gaiment. C’est un géant !

— C’est une belle pièce, mais il y en a de bien plus grosses dans l’étang.

Il feignit de s’intéresser aux choses de la pêche.

— Voici qui est bon à savoir, je reviendrai.

Un monsieur âgé parut entre les branches. La jeune fille remonta la berge et lui fit signe de la main. Philippe hésita une seconde, salua, remit son chapeau sur sa tête, ramassa la ligne, son filet et sa veste, puis s’éloigna. Au bord du sentier, il se retourna. Le vieux monsieur et la jeune fille s’éloignaient. Il les regarda marcher à travers champs, disparaître derrière un bouquet d’arbres, et reprit son chemin. Midi sonnait, il s’étonna qu’il fût si tard et que la matinée eût passé si vite. Germain l’attendait sur le perron.

— Monsieur n’a rien pris ? dit-il.

Philippe tendit son filet avec le poisson déjà raidi.

— Monsieur peut dire qu’il a de la chance ! s’écria le domestique ; nous autres qui avons l’habitude pourtant, nous ne prenons rien.

— Parce que vous êtes des maladroits, sourit Philippe.

Germain blessé dans son amour propre de pêcheur protesta :

— Non monsieur. C’est parce que l’étang est braconné d’un bout de l’année à l’autre. La semaine passée, j’en ai encore tiré une nasse ; la nuit on y donne des coups d’épervier, si bien que, le jour, le poisson se cache…

— Qu’est-ce que fait le garde ?

— Il fait son possible, Monsieur. Mais il ne peut pas être partout à la fois : en plaine, dans les bois, sur l’eau.

Philippe n’était ni pêcheur, ni chasseur, mais il aimait son bien depuis qu’il en était le maître, et n’admettait pas qu’on vînt le prendre sur ses terres.

— C’est donc un pays de voleurs ? dit-il en jetant sa cigarette.

— On y braconne comme partout, expliqua le domestique.

— Qui « on » ?

— Un peu tout le monde… Armin le forgeron… Moreut l’épicier,… les gamins…

— Quand on leur aura collé un bon procès verbal…

— Il n’y a pas qu’eux : il y a aussi le monsieur qui habite de l’autre côté, à la Roche au Roi ; lui, c’est pour s’amuser…

— S’amuser… s’amuser !… Vous n’avez qu’à le pincer ! Qu’est-ce que c’est que ces histoires ?

— Comme Monsieur voudra… Seulement c’est toujours ennuyeux, des personnes bien… Ce monsieur s’est installé dans le pays avec sa demoiselle il y a un peu plus de dix-huit mois. Ils restent là toute l’année, ils font du bien dans le pays, et pour quelques malheureuses perches ou un brochet de temps en temps, leur chercher des ennuis… Il y a trois mois, le garde voulait leur dresser une contravention, je lui ai dit de ne pas le faire. Monsieur n’était pas là,