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JE SAIS TOUT

Ils marchèrent d’abord en silence. Comme il arrive quand on passe d’un salon bien éclairé à un chemin noir, ils n’éprouvaient ni l’un ni l’autre le besoin de parler. Une sorte de gêne pesait sur eux, ralentissant leur pas, distrayant leurs regards. Ils avancèrent ainsi jusqu’au tournant d’une allée. La maison de M. Chanteleu disparut derrière les arbres ; alors, M. Fortier dit à brûle-pourpoint :

— Il me semble, monsieur, que nous nous sommes déjà rencontrés.

— Je ne crois pas, répondit Philippe.

Son compagnon hocha affirmativement la tête.

— Votre personne, votre voix même, ne me sont pas inconnues…

— Après tout, murmura Philippe, j’ai pas mal voyagé, et si vous même…

— Moi ? Je suis exactement le contraire d’un voyageur. Mes plus grands déplacements n’ont jamais excédé sept ou huit cents kilomètres et si nous nous sommes croisés ce ne peut être qu’à Deauville, à Biarritz ou sur la Riviera.

— Je ne connais aucun de ces endroits.

— C’est donc à Paris que je vous aurai vu, répondit M. Fortier. Peut-être avons-nous eu des relations communes : Paris est petit. Connaissez-vous les Homel ?… Non ?… Les Vaudry ?… Ils reçoivent beaucoup… Non plus ?… les Quertier ?… C’est vraiment étrange, car je vous connais, je vous ai même parlé… Et tenez, — voici qui précisera peut-être vos souvenirs — c’est en habit que je vous ai vu la dernière fois…

Ils étaient arrivés devant la barrière blanche : Philippe lui tendit la main. M. Fortier s’arrêta, mordillant ses lèvres :

— Oui, c’est en habit, il n’y a pas de doute.

Philippe plaisanta :

— Vous avez une mémoire surprenante.

— Un souvenir ne remonte jamais seul à la surface de vos pensées, répondit M. Fortier. Il s’accompagne d’une foule de détails qui peu à peu se situent dans l’espace et dans le temps. Quand on nous a présentés avant le dîner, cela n’a été qu’un petit avertissement fugitif… En vous regardant, en vous écoutant, la silhouette s’est peu à peu dégagée de l’ombre ; elle a pris corps, et, maintenant, je sens, comme disent les petits enfants, que je brûle : Je vous ennuie peut-être ?…

— Pas le moins du monde.

— Je tiens le fil conducteur — est-ce bizarre de s’entêter à découvrir une chose qui est en somme dénuée d’intérêt ! En procédant avec méthode, j’arriverai sûrement. Où se met-on en habit ?… Dans le monde… Ce n’est pas dans le monde que nous nous sommes rencontrés… Au théâtre ?… C’est bien vague… Tout à coup, il frappa ses mains l’une contre l’autre :

— Mais j’y suis ! Je savais bien ! C’est au Cercle !… Nous avons été voisins de table… Je jouais à la ponte ; vous, vous étiez banquier ! Vous tailliez à un train d’enfer…

Philippe se sentit pâlir et articula lentement, les mains crispées, la gorge sèche :

— Vous vous trompez, Monsieur.

M. Fortier demeura une seconde silencieux, puis s’inclina et dit avec un étrange sourire :

— Alors, monsieur, vous avez un sosie ; mais un sosie dont le visage, la voix, les gestes, les moindres attitudes sont à ce point votre visage, votre voix, vos attitudes et vos gestes, que, si tout autre que vous ne me l’affirmait, je jurerais que vous êtes celui que j’ai vu un soir perdre cent mille francs, au Claridge !

Philippe se pencha vers lui et chercha son regard. L’ombre tendait entre eux un voile impénétrable.