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JE SAIS TOUT

foule de détails renaissaient pour eux avec un charme infini. En se quittant, on se disait : « À demain », comme on se dit : « Au revoir ». Seule, la présence presque constante de M. Fortier gâtait, pour lui, la douceur de ces instants. Assez froid au début, il était devenu presque cordial, affectant de ménager des tête-à-tête aux jeunes gens, de s’intéresser d’une façon exclusive à la conversation de M. Chanteleu, de n’être, en somme, qu’un simple ami, plein d’indulgence et de bonne grâce. Philippe qui, d’abord, avait vu en lui un rival, cherchait la cause de ce changement. L’hiver approchait. Aux promenades, aux excursions, succédaient des causeries au coin du feu. Chaque soir, après le dîner, Philippe et M. Fortier se retrouvaient dans le salon de M. Chanteleu ; chaque soir, ils prenaient congé du maître de la maison et de sa fille et regagnaient ensemble leur demeure. Philippe ne se méprenait pas sur les motifs de sa propre assiduité ; il s’inquiétait de ceux qui en dictaient une pareille à M. Fortier. À diverses reprises, par des questions plus ou moins directes, des allusions plus ou moins vagues, il avait bien tenté de les démêler, mais toujours sans résultat. À la fin il décida d’en avoir le cœur net, et, une nuit qu’ils revenaient et s’apprêtaient à se séparer à l’entrecroisement des chemins, il lui dit à brûle-pourpoint :

— La question que je vais vous poser vous paraîtra étrangement indiscrète. Je l’ai différée le plus longtemps que j’ai pu, mais à trop différer on se trouble, on s’énerve, et, puisque nous nous voyons chaque jour, le mieux est de dissiper au plus tôt une équivoque…

— J’ignore à quoi vous faites allusion, répondit M. Fortier avec son calme imperturbable, mais soyez assuré que, quelle que soit votre curiosité, je m’efforcerai de la contenter — si je le puis, du moins.

— Vous le pouvez, dit Philippe, que ce ton courtois agaçait.

Et il ajouta :

— Du reste, vous avez deviné, sans doute, de quoi il s’agit ?

— En aucune façon.

Philippe chercha à lire l’expression de son visage ; mais ils étaient sous les arbres, l’obscurité était profonde, et il ne vit rien.

— Soit, dit-il. Aussi bien question et réponse sont fort simples.

Il s’étonna lui-même de l’accent impérieux de sa voix et poursuivit, d’un ton plus léger :

— Ceci n’est pas un chapitre des Trois Mousquetaires et je ne veux point vous provoquer.

— Pourquoi le feriez-vous, en effet ? articula lentement M. Fortier.

Cette question donna aussitôt à Philippe l’envie de le saisir au collet, mais il se contint, et murmura :

— Avez-vous l’intention d’épouser Mlle Chanteleu ?

M. Fortier baissa la tête, chassa un caillou du bout de sa canne, puis se redressa :

— Je pourrais vous répondre que je n’ai à rendre compte à personne de mes intentions, qu’une telle question venant d’un homme qui n’est ni le père, ni le frère de la jeune fille, est un aveu, ou un défi… Je préfère user avec vous de franchise : non, je n’ai pas l’intention d’épouser Mlle Chanteleu…

Philippe respira et lui tendit la main ; M. Fortier la serra simplement et reprit :

— C’est un état d’esprit assez commun chez les amoureux de penser que nul homme ne peut approcher celle qu’ils ont élue dans leur cœur sans éprouver les mêmes sentiments qu’eux. Certes, Mlle Chanteleu est une jeune fille délicieuse, et je suis convaincu qu’elle sera pour un mari une compagne parfaite. Mais, si l’on devait épouser la première jeune fille délicieuse qu’on rencontre !… Le mariage est une chose grave et qu’on envisage, parfois, avec légèreté…