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Page:Level - Le double secret, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/38

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JE SAIS TOUT

lamentations, les mêmes stupeurs et les mêmes révoltes. À mesure que les voyageurs partaient, puis revenaient, elle les accablait de questions, d’exclamations, protestant que tout cela se faisait en dehors d’elle, qu’elle n’eût jamais osé soupçonner personne. Pourtant, à mesure que ses espoirs s’évanouissaient, elle devenait agressive, réservant ses soupçons, les dardant sur ceux qui n’étaient pas encore sortis.

Philippe et Anne-Marie arrivés les derniers à l’hôtel occupaient l’appartement quatre-vingt-dix-sept. On visitait le quatre-vingt-douze. Si on n’y découvrait rien, c’était à leur tour. Déjà des regards dénués d’indulgence les entouraient. Cependant, ils demeuraient impassibles. Deux heures sonnèrent. Cette nuit passait avec une rapidité surprenante, personne ne songeait à sa fatigue.

— Quel beau feuilleton, dit quelqu’un.

— Dans un roman policier, le détective aurait déjà découvert les coupables.

— Croyez-vous qu’il y en a plusieurs ? demanda M. Reval.

C’était la première question précise qu’on posait ; elle frappa les voyageurs, et les commentaires se donnèrent libre cours :

— Un voleur est-il plus sûr de l’impunité seul, ou avec un complice ?

La discussion s’engagea confuse et passionnée.

— Si l’on trouvait ce collier dans une de nos chambres, cela ne prouverait pas encore que c’est l’occupant de la chambre qui l’a volé, dit Philippe.

Tous les yeux se tournèrent vers lui. Il soutint sans trouble leur interrogation, et poursuivit d’une voix nette :

— Le vol en deux temps est classique : le malfaiteur qui opère dans un hôtel n’ignore pas que, le vol découvert, on perquisitionne immédiatement. Conserver l’objet chez lui, c’est s’exposer à être pris sur l’heure. N’est-il pas plus logique et plus prudent de le cacher dans l’appartement d’un voisin ? La recherche aboutit ? Tant pis, le coup est manqué. C’est le voisin qu’on arrête, et il ne reste plus au filou qu’à tenter le coup une autre fois. La perquisition ne donne rien ? Il attend un jour ou deux, s’introduit dans la chambre, retire le bijou… et le tour est joue !

— Peste, fit M. Reval, vous prêtez aux rats d’hôtel une belle imagination.

— Ce sont, en général, des gens fort avisés, répliqua Philippe.

À ce moment, on l’appelait.

— Ce que dit ce monsieur est bien troublant, murmura la dame au collier. Comment se nomme-t-il ?

— M. Le Houdier.

— N’est-ce pas lui qui perdit avant-hier une grosse somme ?

Anne-Marie était sortie la première. Prêt à s’engager dans le corridor, Philippe se retourna et répondit en s’inclinant :

— En effet, madame.

IX

Dans l’ascenseur, Anne-Marie et Philippe ne prononcèrent pas une parole. Un trouble flottait entre eux, si bizarre, si gênant qu’ils n’osaient pas se confier leurs pensées. Côte à côte, ils avaient la sensation d’être loin, et le désir de s’interroger, de se consulter comme ces prisonniers qu’une cloison sépare et qui, guettant le gardien, cherchent à profiter d’une seconde d’inattention pour s’avertir qu’ils sont là, qu’ils se surveillent et dans une certaine mesure se protègent. Par quelle magie deux êtres réunis aussi étroitement, aussi tendrement, étaient-ils devenus subitement impénétrables l’un pour l’autre ? Philippe regardait Anne-Marie, Anne-Marie regardait Philippe : au fond de leurs yeux, la pensée demeurait aussi fermée que la voix morte sur leurs lèvres. Au moment où