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LE DOUBLE SECRET
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sur votre front, dans vos yeux, dans vos silences, et si je ne me reconnais pas le droit de t’infliger le reproche de ma présence, je ne te reconnais pas davantage celui de m’infliger le regret de la tienne. Il ne s’agit pas de savoir si je t’aime encore ou si je ne t’aime plus : c’est une question à laquelle je ne dois de réponse qu’à moi-même. Encore, à l’instant où je te parle, suis-je hors d’état de la formuler. Je te propose donc ceci : tu vas quitter la France ; je te remettrai dix mille francs, de quoi vivre quelque temps en cherchant du travail, si tu as le cœur et la ferme décision de travailler. Cette somme épuisée, si l’effort te paraît impossible, tu me feras savoir que tu as besoin d’argent et je t’en ferai tenir. Mais, en aucun cas, tu ne recevras une lettre de moi.

— Pourtant, si je m’amende, si…

— Si dans quelques années, je suis encore de ce monde, nous en reparlerons. L’heure présente n’est pas aux promesses : laisse monter l’arbre avant que de parler de la récolte. Je partirai pour Paris tout à l’heure et je pense être de retour demain soir. D’ici là, tu auras tout loisir de réfléchir, de voir si la solution que je t’offre te convient. Je désire que tu ne l’acceptes pas comme un ordre, mais comme l’expression de la sagesse. Jusqu’à notre séparation, je m’efforcerai d’oublier cette pénible histoire et de te traiter comme un enfant sans reproche. Je compte que, de ton côté, tu ne laisseras rien paraître sur ton visage ou dans ton attitude devant les domestiques.

Il appuya sur un timbre ; le valet de chambre entra.

— Germain, dit M. Le Houdier, je suis obligé de m’absenter pendant vingt-quatre heures, préparez ma valise. Si Fulgent vient verser le prix de ses fermages, prévenez M. Philippe.

Philippe rougit. Jamais jusque là son père ne l’avait mêlé, si peu que ce fût, à la gestion de sa fortune, et il ressentit une émotion profonde à voir qu’il dérogeait à ses habitudes en un pareil moment. M.Le Houdier ne parut pas remarquer son trouble. À l’entendre, on eût dit que rien ne s’était passé d’extraordinaire l’instant d’avant ; seules, les mains un peu crispées au revers du veston décelaient une certaine nervosité. Ses instructions données, il congédia le domestique, rangea quelques papiers et dit encore :

— Tout ce que je t’ai exposé n’est que l’expression de mon vœu personnel : tu es libre de décider autrement. Si la vie de Paris t’offre de tels attraits que tu ne puisses l’abandonner…

Philippe hocha la tête :

— Je partirai.

— Soit. J’ajouterai, car cette conversation doit clore l’incident qui brise nos deux existences, que ce qui reste de ma fortune, de mes titres, de l’argent liquide dont je puis disposer, est dans mon coffre-fort. En voici les clefs : et voici son secret…

— J’ai vécu jusqu’à présent sans le connaître, dit lentement Philippe, en un temps où tu n’avais rien à me reprocher : pourquoi me le confier aujourd’hui où je t’ai malheureusement donné le droit de douter de moi ?… Est-ce pour me tenter ?… pour me mettre à l’épreuve ?

— Mettons que ce soit par simple caprice, murmura M. Le Houdier.

Une heure après, il serrait la main de son fils et montait en voiture. Philippe le regarda s’éloigner. Quand la charrette anglaise eût disparu, il rentra dans le cabinet de travail et s’assit à la place que son père venait de quitter. D’abord, il demeura prostré, à la fois accablé par ce débat, et allégé par l’aveu de sa faute. Depuis qu’il avait souscrit ce billet, chaque heure s’était écoulée pour lui chargée d’angoisses. Il ne voyait pas un visage nouveau, il n’entendait pas une voix inconnue sans trembler, et le matin, battant la plaine, le fusil à l’épaule, il laissait les perdreaux se lever devant lui, les lapins partir dans ses