Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/115

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

race dominée, — ou bien parmi la foule des sujets, des esclaves, des inférieurs de toutes sortes[1]. »

À l’origine de la civilisation européenne on voit à tout instant se reproduire le fait qui donne naissance à ces lieux types de morale : une race belliqueuse, une bande d’hommes de proie fond sur une race inférieure, plus paisible, moins guerrière, la soumet et l’exploite à son profit. C’est ainsi que prennent naissance la civilisation grecque et la civilisation romaine, ou encore, qu’à une époque plus récente se fondent, sur les débris de l’empire romain, les royaumes germaniques. L’homme de proie, l’aristocrate, a conscience de déterminer lui-même la valeur des hommes et des choses : ce qui lui est utile ou nuisible est bon ou mauvais en soi ; sa morale n’est que la conscience joyeuse de sa perfection et de sa force. Il appelle « bon » (gut) celui qui est son égal, le noble, le maître, et « mauvais » (schlecht) celui qui est son inférieur, le vilain, l’esclave qu’il méprise. Le « bien » n’est donc pas autre chose pour lui que l’ensemble des qualités physiques et morales qu’il prise chez lui-même et chez ses pairs. Il se sait gré à lui-même d’être fort et puissant, de savoir dominer et aussi se dominer, d’être dur pour lui-même comme pour les autres ; et en conséquence il honore aussi ces mêmes qualités chez les autres. Par contre il méprise la faiblesse et la lâcheté sous toutes leurs formes, peur, flatterie, bassesse, humilité, mensonge surtout. Il n’estime guère ni la pitié ni le désintéressement, ces vertus si prisées aujourd’hui, car il juge que ces sentiments sont quelque peu déplacés et même légèrement ridicules chez un maître, chez un chef. Mais il admire la force, l’audace, aussi la ruse et même la cruauté parce que ce sont ces qualités qui lui assurent

  1. W. VII, 239. — L’idée première de cette distinction entre les deux morales se trouve déjà dans Choses humaines (W. II, 68).