Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/68

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en Strauss le type accompli. Ce philistin exerce honorablement un métier utile ; il est fonctionnaire, militaire, commerçant ; mais il tient néanmoins à honneur de s’intéresser à toutes les grandes questions contemporaines, de se tenir au courant des derniers progrès de la science, de connaître l’histoire du passé, de se passionner pour la renaissance de l’empire d’Allemagne, de s’édifier à la lecture des meilleurs écrivains ou à l’audition des chefs-d’œuvre de la musique allemande. Strauss ne croit pas au paradis des chrétiens ni même à l’existence de Dieu, mais rassurez-vous : quoique athée, il n’en est pas moins le meilleur homme du monde. Il se garde bien de révéler à ses fidèles que le monde est un implacable mécanisme et que l’homme n’a qu’à faire bien attention de ne pas se laisser prendre dans ses engrenages ; il enseigne au contraire que « la Nécessité, en d’autres termes l’enchaînement des causes et des effets dans l’univers est la Raison même », ce qui revient à diviniser la réalité et à adorer le succès. De même en morale il n’apporte aucune innovation dangereuse ; il n’osera pas, par exemple, recommander franchement à l’individu de développer librement toutes ses facultés, d’être « lui-même » sans restrictions et sans remords ; mais il ajoutera, après avoir constaté l’inégalité naturelle des hommes, cette phrase qui lui permet de rétablir tous les préceptes de la morale traditionnelle : « N’oublie jamais que les autres sont aussi des hommes, c’est-à-dire qu’ils sont, en dépit des différences individuelles, identiques à toi, et ont les mêmes besoins, les mêmes exigences que toi. » Surtout — et c’est là ce qui irrite le plus Nietzsche — Strauss partage la défiance des philistins à l’endroit des natures géniales : il traite de « malsain » tout ce qui dépasse la sphère modeste de ce qu’il comprend : il déclare que la IXe symphonie de Beethoven ne peut plaire qu’à ceux « qui tiennent le baroque pour génial et l’informe pour sublime » ; il croit réfuter Schopenhauer, qu’il exècre,