Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/77

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des mots le monde de sentiments qui bouillonnait en lui, s’était fait « dramaturge dithyrambique », et avait uni en une prodigieuse synthèse tous les arts particuliers, celui de l’acteur, celui du musicien et celui du poète pour communiquer au dehors ce qu’il ressentait : « Le génie dramaturgique, écrivait Nietzsche, arrivé à son entier développement, à sa pleine maturité est un tout achevé, sans imperfection, sans lacune : il est l’artiste vraiment libre qui ne peut pas faire autrement que de penser simultanément dans toutes les branches particulières de l’art ; il est le médiateur qui réconcilie les deux mondes en apparence opposés de la poésie et de la musique ; il restaure l’unité, l’intégralité de notre faculté artistique, unité qui ne peut être devinée par l’intelligence ni déduite par raisonnement, mais veut être montrée par des actes[1]. » La grande œuvre de Wagner, la création d’un drame musical en qui revit la tragédie des Grecs, et la réalisation de ce drame à Bayreuth, est un événement de premier ordre dans l’histoire de la culture européenne. Elle ne tend à rien moins quà une renaissance de la culture grecque au sein du monde moderne : tout se tient en effet dans l’édifice de la civilisation et il n’est pas possible de réformer sérieusement et sincèrement l’art du théâtre sans provoquer en même temps des innovations capitales en matière de morale, d’éducation, de politique. Le triomphe de l’œuvre de Bayreuth, s’il est définitif et durable, peut être salué comme l’aurore d’une ère nouvelle pour l’humanité.

Quelques semaines après avoir écrit son apologie de Wagner, Nietzsche quittait Bayreuth, profondément désenchanté, las et triste jusqu’à la mort : le plus beau rêve de sa jeunesse s’était brusquement dissipé ; son enthousiasme pour Wagner avait vécu. Comment cette évolution avait-elle pu s’accomplir ?

  1. W. I, 540 s.