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V


Nietzsche raconte dans une de ses préfaces que la plupart de ses écrits expriment non point les sentiments qu’il ressentait au moment où il les composait mais des sentiments déjà vécus et qui avaient fait place, en lui, à des idées nouvelles. C’est ainsi que Schopenhauer éducateur datait d’une époque où il ne croyait déjà plus ni au pessimisme ni à Schopenhauer. C’est ainsi, de même, que R. Wagner à Bayreuth était au fond « un hommage reconnaissant rendu à un moment de mon passé, à la plus belle période de « bonne mer » — et à la plus dangereuse aussi de mon existence… c’était en réalité une rupture, un adieu[1] ». Les documents nouveaux publiés ces dernières années et qui nous mettent à même de suivre jusque dans les moindres détails la genèse de sa pensée ne confirment pas seulement cette affirmation de Nietzsche, mais prouvent sans réplique qu’à l’époque même où, dans ses écrits destinés à la publicité, il évitait avec soin de laisser échapper un mot qui ne fût à la louange de Schopenhauer et de Wagner, sa pensée, loin de se soumettre sans restrictions à l’autorité de ces deux maîtres, travaillait activement à se libérer de leur domination. Nous voyons que dès l’origine il se sépare de Schopenhauer sur des points de doctrine essentiels. Il émet dès 1867 des doutes sur les hypothèses fondamentales de tout le système, sur les attributs que Schopenhauer reconnaît à la volonté, sur la volonté admise comme essence du monde, sur l’existence même d’une chose en soi[2]. De très bonne heure aussi il repousse catégoriquement les conclusions pessimistes du

  1. W. III. 4.
  2. Fragment einer Kritik der Schopenhauerischen Philosophie, cité par Mme  Förster-Nietzsche, I, p. 343 ss.