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L’ŒUVRE POÉTIQUE DE NOVALIS

l’œuvre qui nous frappe le plus aujourd’hui. Nous admirons comment Gœthe sait concilier harmonieusement la raison avec l’imagination et le sentiment, la science avec la poésie, l’effort idéaliste vers la culture et la beauté avec l’effort réaliste vers la prospérité et le bonheur, les aspirations infinies de l’Esprit absolu avec la vie bornée de la créature finie. Gœthe ne s’est pas borné à sentir la laideur de l’homme destitué de poésie et d’idéal qu’il a incarné dans le personnage de Werner ; il nous a montré aussi, dans Mignon, les dangers d’une ardeur idéaliste désordonnée et désharmonique. Il reste résolument attaché à la terre, alors que les romantiques méprisent l’élément terrestre, réel, fini de notre nature et de notre vie. Novalis perçoit dès lors, avec une netteté croissante, la divergence essentielle qui le sépare de son maître tant admiré et son jugement sur Wilhelm Meister se fait toujours plus sévère. Il s’irrite de trouver que Gœthe a, comme les Anglais, « d’instinct le sens économique ». Il réprouve dans son roman « un Candide dirigé contre la poésie », un livre foncièrement prosaïque et moderne, où l’élément romantique, la poésie de la nature, le merveilleux, le mysticisme sont de propos délibéré, écartés ou annihilés. « L’athéisme poétique, déclare-t-il, voilà l’esprit qui règne dans ce livre ». C’est au fond une histoire familiale et bourgeoise, un « pèlerinage vers le diplôme de noblesse ».