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L’EXPÉRIENCE DE L’AMOUR ET DE LA MORT

veau il ne s’est rien passé… » Les billets qu’elle écrit à son fiancé, sont à l’avenant. Tout cela est d’une petite fille qui ne pense pas encore, qui a une orthographe d’une fantaisie divertissante et qui gribouille encore d’une écriture mal formée comme celle d’un bébé… Si cette enfant a attiré Hardenberg, c’est qu’il a aimé en elle non pas tant la personne réelle qu’un symbole : l’image idéalisée d’un amour pur et frais, jeune et virginal, qu’elle incarnait à ses yeux.

Hardenberg n’a-t-il jamais eu l’intuition de l’écart qui séparait son rêve de la réalité ? Quelques indices permettent de soupçonner qu’à certains moments il a été bien près de voir au travers de ce voile d’illusions qu’il avait tissé lui-même et qu’il interposait entre lui et la prose de la vie quotidienne. Sa correspondance avec son frère Erasme, son compagnon d’université à Leipzig et l’un de ses confidents les plus chers, paraît bien indiquer que les intimes du poète ont pressenti quelque chose d’un peu anormal dans la manière dont il s’était brusquement amouraché de Sophie. Erasme ne trouve pas chez son frère cette paisible et joyeuse assurance qui conviendrait à un fiancé dans sa situation. Il note chez lui quelque chose de « tragique », de tendu, de « froidement résolu », qui l’inquiète : il semble qu’il veuille se marier de parti pris, de propos délibéré pour calmer cette inquiétude qu’il