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L’EXPÉRIENCE DE L’AMOUR ET DE LA MORT

cée, par d’incessants pèlerinages à Grüningen, par la contemplation des objets familiers de la morte qu’il s’était fait donner par la famille, par des stations prolongées dans la chambre mortuaire ou devant la tombe de sa bien-aimée, par la lecture de ses lettres, par des entretiens répétés avec ceux qui l’avaient entourée, avec sa gouvernante Mlle Danscours ou avec sa sœur, Mme de Mandelsloh, il s’efforce d’entretenir en lui le sentiment de la présence toute proche de celle qui l’a quitté, de provoquer des demi-hallucinations où il la voit près de lui dans les costumes qu’elle avait coutume de porter et avec ses attitudes caractéristiques, de faire naître en lui ces « moments de joie délirante », où il sent disparaître la barrière qui le sépare de la morte. Parfois il s’élève ainsi jusqu’à des extases complètes dont il note soigneusement les symptômes et les péripéties. C’est ainsi que, à la date du 13 mai 1797, le 56e jour après la mort de Sophie, nous lisons dans son journal : « Après le repas je fis une promenade, — puis je pris le café — le temps se troubla, d’abord de l’orage, puis des nuages et de l’ouragan — surexcitation érotique — je me mis à lire dans Shakespeare et m’absorbai profondément dans cette lecture. Le soir j’allai chez Sophie. Là je fus indiciblement heureux… Des éclairs d’enthousiasme. Je fis voler en poussière la tombe à mes pieds. Des siècles passaient comme des instants. Je sentais sa