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XÉNOPHON, LIV. II.

Grecs. Cléarque était à leur tête et les fit défiler deux à deux. De temps en temps il s’arrêtait. Tant que la tête de la colonne faisait halte, le reste de l’armée le faisait nécessairement aussi, en sorte que les Grecs eux-mêmes trouvaient leurs troupes plus nombreuses, et que le Perse qui les considérait en fut frappé d’étonnement. De là en six marches on fit trente parasanges à travers les déserts de la Médie, et l’on arriva dans le domaine de Parysatis, mère du roi et de Cyrus. Tissapherne, pour insulter aux mânes de ce prince, permit aux Grecs d’y piller les villages, et leur défendit seulement de faire des esclaves. Il y avait beaucoup de blé, de menu bétail et d’autres effets. Puis on fit en cinq marches vingt parasanges dans le désert, l’armée ayant le Tigre à sa gauche. À la première de ces marches, on vit sur l’autre rive du fleuve une ville grande et florissante nommée Cænes, d’où les Barbares, sur des radeaux faits avec des peaux, apportèrent à l’armée des pains, du fromage et du vin.

On arriva ensuite sur les bords du fleuve Zabate, large de quatre plèthres. On y séjourna trois jours. Les soupçons réciproques des Grecs et des Barbares s’y accrurent. Il ne parut pas cependant qu’on se tendît aucune embûche. Cléarque résolut de s’aboucher avec Tissapherne pour détruire, s’il le pouvait, ces soupçons avant qu’ils dégénérassent en une guerre ouverte. Il envoya dire au satrape qu’il désirait conférer avec lui. Tissapherne répondit qu’il était prêt à le recevoir ; et quand ils se virent, Cléarque lui tint ce discours :

« Je me souviens Tissapherne, des sermens que nous nous sommes faits, et de la foi que nous nous sommes donnée, de ne nous point attaquer. Vous n’en êtes pas moins en garde contre nous, et vous nous considérez encore comme ennemis. Nous l’apercevons tous, et par cette raison nous nous gardons de même. J’ai beau chercher cependant, je ne puis découvrir que vous ayez tenté de nous nuire, et je suis certain que les Grecs ne forment aucun projet contre vous. Voilà pourquoi j’ai désiré que nous nous abouchassions, afin que, s’il est possible, nous anéantissions cette défiance mutuelle. Car j’ai vu que souvent des hommes, ou prêtant l’oreille à la calomnie, ou se livrant à des soupçons, ont conçu les uns des autres une crainte mal fondée, et que ceux qui ont mieux aimé prévenir l’injure que la souffrir ont causé des maux sans remède à ceux qui ne leur voulaient, qui ne leur auraient jamais fait aucun mal. Je pense qu’une explication est ce qui dissipe le mieux de tels mal-entendus, et je suis venu dans le dessein de vous prouver que vous n’avez pas raison de vous défier de nous. Nos sermens, dont les Dieux sont témoins (et c’est pour moi la première et la plus importante considération), nos sermens, dis-je, nous interdisent toute inimitié. Je ne pourrais regarder comme heureux un mortel à qui sa conscience reprocherait de s’être joué des Dieux ; car si l’on est en guerre avec eux, quelle fuite rapide peut nous soustraire à leur poursuite ? Quelles ténèbres peuvent nous cacher à leurs yeux ? Quel lieu fortifié est un rempart contre leur vengeance ? Rien n’est indépendant de l’autorité suprême des Dieux. Ils ont dans tous les lieux, ils ont sur tout ce qui existe un pouvoir égal et sans bornes. Telle est mon opinion sur les immortels et sur les sermens garans de l’amitié que nous nous sommes mutuellement promise. Descendant à des considérations humaines, je vous regarde, dans la