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XÉNOPHON, LIV. II.

conjoncture présente, comme le plus grand bien et le plus précieux pour les Grecs. Avec vous quelle route nous sera difficile ? Quel fleuve ne passerons-nous pas ? Où manquerons-nous de vivres ? Sans vous, nous voyagerons toujours dans les ténèbres, car nous ignorons absolument notre chemin. Nous serons arrêtés par tous les fleuves. Une poignée d’hommes nous sera redoutable. Les déserts nous le seront encore plus. C’est là que nous attendent des difficultés sans nombre. Si donc la fureur nous aveuglait jusqu’à vous faire périr, que résulterait-il pour nous d’avoir immolé notre bienfaiteur, si ce n’est de nous attirer une nouvelle guerre avec le roi, avec le plus puissant de tous les vengeurs ? Je vais vous exposer de plus à quelles espérances personnelles je renoncerais en entreprenant de vous faire la moindre injure. J’ai désiré de me faire ami de Cyrus, parce que je croyais trouver en lui l’homme le plus capable d’obliger qui il voudrait. Je vous vois maintenant réunir à votre gouvernement celui de ce prince. Je vous vois héritier de sa puissance et soutenu de celle du roi, contre laquelle luttait Cyrus. Dans ces circonstances, quel homme assez insensé pour ne pas désirer d’être de vos amis ? Je me flatte que vous voudrez aussi être le nôtre, et je vous indiquerai ce qui me le fait présumer. Je vois les Mysiens et les Pisidiens inquiéter votre gouvernement. J’espère, avec les Grecs que je commande, les humilier et vous les soumettre. J’en entends dire autant de beaucoup d’autres peuples. Je me crois en état de les empêcher de troubler sans cesse votre tranquillité. Les Égyptiens, je le sais, sont ceux contre lesquels vous êtes le plus irrités, et je ne vois pas quelles troupes vous pourriez vous associer, pour châtier ces rebelles, qui valussent celles dont je suis le chef. Aux environs de votre gouvernement, vous deviendriez le protecteur le plus puissant de quiconque vous voudriez favoriser ; vous ordonneriez en maître absolu la destruction de qui oserait vous insulter, en nous ayant pour ministres de vos vengeances, nous qui ne vous servirions pas seulement par l’espoir de la solde, mais par des motifs de reconnaissance et par un juste souvenir de notre salut que nous vous devrions. Après avoir fait toutes ces réflexions, il me paraît si étonnant que vous ayez de nous quelque défiance, que je serais charmé de savoir quel a été l’homme assez éloquent pour vous persuader que nous avons de mauvais desseins contre vous. » Cléarque ayant fini de parler, Tissapherne répondit :

« Je suis charmé, Cléarque, de vous entendre tenir ce discours sensé. Car, puisque vous pensez ainsi, je croirai désormais que vous ne pouvez former de projets nuisibles contre moi, sans en former contre vous-même. Écoutez-moi à votre tour, et apprenez que vous ne sauriez avec justice vous défier ni d’Artaxerxès ni de moi. Si nous avions voulu vous perdre, vous semble-t-il que nous n’eussions pas assez de cavalerie, d’infanterie, d’armes, pour vous nuire sans courir le moindre risque. Présumez-vous que nous ne trouvassions pas de lieu favorable pour vous attaquer ? Mais combien dans le pays qui fait des vœux pour nous, de vastes plaines que vous vous fatiguez à traverser ? Combien sur votre chemin de montagnes dont nous pouvons vous boucher les passages en les occupant avant vous ? Combien de fleuves au-delà desquels nous pouvons ne laisser défiler que la quantité de vos trou-