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LA CYROPÉDIE, LIV. I.

perdu ; je t’enlèverai ta charge, j’en ferai mieux que toi les fonctions ; de plus, je ne boirai pas le vin. » Car lorsque les échansons des rois leur présentent la coupe, ils tirent, avec une cuiller, un peu de la liqueur qu’elle contient ; ils la versent dans leur main gauche, et l’avalent : s’ils y avaient mêlé du poison, ils en seraient les premières victimes.

Astyage continuant de plaisanter : « Pourquoi, mon fils, dit‑il à Cyrus, voulant imiter Sacas, n’as‑tu pas goûté le vin ? — C’est qu’en vérité j’ai craint qu’on n’eût mis du poison dans le vase ; car, au festin que tu donnas à tes amis, le jour de ta naissance, je vis clairement que Sacas vous avait tous empoisonnés. — Et comment vis‑tu cela ? — C’est que je m’aperçus d’un dérangement considérable dans vos corps et dans vos esprits. Vous faisiez des choses que vous ne pardonneriez pas à des enfans comme moi ; cous criiez tous à-la-fois, vous ne vous entendiez pas ; vous chantiez ridiculement, et, sans écouter celui qui chantait, vous juriez qu’il chantait à merveille. Chacun de vous vantait sa force ; cependant, lorsqu’il fallut se lever pour danser, loin de faire des pas en cadence, vous ne pouviez même vous tenir fermes sur vos pieds. Tu avais oublié, toi, que tu étais roi ; eux, qu’ils étaient sujets. J’appris, pour la première fois, que la liberté de parler consistait dans l’abus que vous faisiez alors de la parole ; car vous ne vous taisiez pas. — Mais, mon fils, ton père ne s’enivre donc jamais ? — Non, jamais. — Comment fait‑il ? — Quand il a bu, il cesse d’avoir soif ; et c’est tout ce que la boisson opère en lui : aussi n’a‑t‑il point, je pense, de Sacas pour échanson. »

« Mon fils, lui dit Mandane, tu en veux bien à Sacas ; pourquoi l’attaquer ainsi ? — Parce que je le hais : souvent, lorsque j’accours avec empressement pour voir le roi, ce méchant me refuse l’entrée. Grand‑papa, laisse‑moi, je te supplie, pour trois jours seulement, le maître absolu de Sacas. — Comment userais‑tu de ton autorité sur lui ? — Je me posterais, comme lui, à l’entrée de ton appartement, et lui dirais, quand il se présenterait pour le dîner : « Il n’est pas possible de se mettre à table ; le roi est en affaire. » Quand il viendrait pour le souper : « Le roi est au bain. » Si la faim le pressait : « Le roi est dans l’appartement des femmes. » Enfin je lui rendrais l’impatience qu’il me cause en m’empêchant de te voir. » Cyrus égayait ainsi les soupers. Dans le cours de la journée, si son aïeul ou son oncle désirait quelque chose, on se fût difficilement montré plus empressé que lui, tant il avait à cœur de leur plaire.

Lorsque Astyage vit Mandane se disposer à retourner en Perse, il la pria de lui laisser Cyrus. « Je ne souhaite rien tant, répondit‑elle, que de faire tout ce qui vous est agréable ; mais, je l’avoue, j’aurais de la peine à vous laisser mon fils malgré lui. » Sur quoi Astyage dit à Cyrus : « Mon fils, si tu demeures ici, Sacas ne t’empêchera plus d’entrer ; quand tu voudras me voir, tu en seras le maître, et plus tu me feras de visites, plus je t’en saurai gré. Tu te serviras de mes chevaux, et d’autres encore, autant que tu en voudras ; et quand tu nous quitteras, tu emmèneras ceux qui te plairont le plus. À tes repas, on te servira des mets simples, selon ton goût. Je te donne toutes les bêtes fauves qui sont actuellement dans mon parc : j’y en rassemblerai d’autres de toute espèce ; et dès que tu sauras monter à cheval, tu les chasseras, tu les abattras à coups de flèche et de javelot, à l’exemple des hommes faits. Je te procurerai aussi des camarades pour jouer avec toi : enfin,