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XÉNOPHON.

core, que les lieux escarpés n’étaient pas moins à craindre que les bêtes féroces ; que d’affreux précipices avaient englouti des cavaliers avec leurs chevaux.

Tandis que Cyrus écoutait avec attention, parut un cerf qui fuyait en bondissant : aussitôt oubliant ce qu’on venait de lui dire, il le poursuit, il ne voit plus que la route que prend l’animal. Mais son cheval s’abat en sautant ; peu s’en faut que Cyrus ne se rompe le cou : cependant il se retient quoiqu’avec peine. Le cheval se relève ; Cyrus gagne la plaine, atteint le cerf qu’il perce de son dard. Grand et magnifique exploit ! Il s’en applaudissait, lorsque ses gardes l’ayant joint, le réprimandèrent, et lui dirent le danger qu’il avait couru ; ils ajoutèrent qu’ils en avertiraient le roi. Cyrus ayant mis pied à terre, se tenait debout devant eux, chagrin de cette réprimande, lorsque soudain il entend un cri : hors de lui‑même, il saute sur son cheval, voit un sanglier venir droit à lui, court au‑devant, lui lance son dard avec tant de justesse, qu’il le frappe entre les yeux et l’étend mort. Son oncle blâme sa témérité ; mais lui, pour toute réponse, le conjure de lui permettre de porter et de présenter sa chasse au roi. « Si jamais il apprenait que tu as couru ces bêtes, il ne le pardonnerait ni à toi, ni à moi qui t’ai laissé faire. — Qu’il me châtie comme il voudra, pourvu que je lui offre mon présent : et toi‑même, mon oncle, punis‑moi, si tu le veux, mais accorde‑moi la grâce que je te demande. — Fais donc ce qui te plaît ; aussi bien, on dirait que tu es déjà notre roi. »

Aussitôt Cyrus fit enlever les deux bêtes, qu’il alla présenter à son aïeul, en lui disant que c’était pour lui qu’il avait chassé. Il ne lui montra pas les dards, mais il les mit encore tout sanglans dans un lieu où il crut qu’il les verrait. « Mon fils, lui dit Astyage, je reçois de bon cœur ton présent ; mais je n’avais pas un tel besoin de cerf et de sanglier, que tu dusses t’exposer au danger. — Eh bien, grand‑papa, si tu n’en as pas besoin, abandonne‑les-moi, je t’en supplie ; je les partagerai entre mes camarades. — Prends, mon fils, et donne non seulement ta chasse, mais encore tout ce que tu voudras et à qui tu voudras. » Cyrus prit le gibier, et le distribuant à ses camarades : « Ô mes amis, leur dit‑il, comme nous perdions le temps à chasser dans le parc ! c’était, en quelque sorte, chasser des bêtes à qui l’on eût lié les jambes ; elles étaient emprisonnées dans un espace étroit, maigres et pelées, les unes boiteuses, les autres mutilées. Mais comme les animaux des montagnes et des champs sont beaux ! qu’ils sont vigoureux ! comme leur poil est lisse ! Les cerfs s’élançaient vers les nues aussi légers que des oiseaux : les sangliers allaient aux coups, avec cette intrépidité que l’on nous dépeint dans les hommes courageux ; ils sont d’ailleurs si gros, qu’il est impossible de les manquer. Oui, ces deux bêtes, quoique mortes, me paraissent plus belles que celles qu’on enferme vivantes dans le parc. Mais enfin, vos parens ne vous laisseraient‑ils pas venir à la chasse ? — Sans doute, si Astyage l’ordonnait. — Qui lui en portera la parole ? — Eh ! qui peut mieux que vous le persuader ? — En vérité, je ne conçois pas quel homme je suis ; je n’ose plus, ni parler à mon aïeul, ni même le regarder en face, comme un autre ; pour peu que cet embarras augmente, je deviendrai tout-à-fait imbécile, stupide ; tandis que dans mon enfance, je parlais plus qu’on ne voulait. — Ce que vous dites là nous effraie ! quoi, vous ne pourriez plus rien faire pour nous, et nous serions forcés de recourir à d’autres, lorsqu’il