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XÉNOPHON.

enchaînement continuel de prospérités, j’ai toujours craint que l’avenir ne me réservât quelque revers funeste : cette idée m’a préservé de l’orgueil et des excès d’une joie immodérée. Dans ce moment où je vais cesser d’être, j’ai la consolation de voir que vous me survivrez, vous mes enfans, que le ciel m’a donnés : je laisse mon pays florissant, et mes amis dans l’abondance. La postérité la plus reculée pourrait-elle donc sans injustice ne pas me regarder comme heureux ! Il faut maintenant que je déclare mon successeur à l’empire, afin de prévenir tout sujet de dissention entre vous. Mes enfans, je vous aime tous deux avec une égale tendresse : je veux néanmoins que l’administration des affaires et l’autorité suprême appartiennent, dans tous les cas, à celui qui, étant le plus âgé, est justement présumé avoir le plus d’expérience. Accoutumé dans notre patrie commune à voir les cadets, soit entre frères, soit entre concitoyens, céder le pas à leurs aînés, leur donner les places honorables, les laisser parler les premiers, je vous ai formés, dès l’enfance, à honorer ceux qui étaient plus âgés que vous ; et j’ai voulu qu’à votre tour vous fussiez traités de même par ceux qui étaient plus jeunes. La disposition que vous venez d’entendre, est donc conforme à nos lois, aux anciens usages, à nos mœurs.

Ainsi, que la couronne soit à toi, Cambyse : les dieux te la défèrent ; et ton père, autant qu’il est en son pouvoir. Toi, Tanaoxare, tu auras le gouvernement de la Médie, de l’Arménie et du pays des Cadusiens. Si je lègue à ton frère une autorité plus étendue avec le titre de roi, je crois t’assurer une condition plus douce et plus tranquille. Que manquera-t-il à ta félicité ? Tu jouiras de tous les biens qui peuvent rendre les hommes heureux ; et tu en jouiras sans trouble. L’ambition d’exécuter des entreprises difficiles, la multiplicité fatigante des affaires, un genre de vie ennemi du repos, un désir inquiet d’imiter mes actions, des embûches à dresser ou à éviter ; voilà le partage de celui qui régnera : tu seras exempt de tous ces soins, qui sont autant d’obstacles au bonheur. Toi, Cambyse, n’oublie jamais que ce n’est point ce sceptre d’or qui conservera ton empire : les amis fidèles sont le véritable sceptre des rois, et leur plus ferme appui. Mais ne te figure pas que les hommes naissent tels : si la fidélité leur était naturelle, elle se manifesterait dans tous également, comme on remarque en tous, les penchans que la nature donne à l’espèce humaine. Il faut que chacun travaille à se faire des amis fidèles ; ce n’est jamais la contrainte, c’est la bienfaisance qui les donne.

Au reste, dans le cas où tu jugerais à propos de te décharger sur quelqu’un d’une partie des soins qu’exige le maintien d’un empire, tu dois, par préférence, choisir ton frère. Si nous sommes plus étroitement unis à nos concitoyens qu’aux étrangers, à ceux qui demeurent avec nous sous le même toit qu’à nos concitoyens, comment des frères, formés du même sang, nourris par la même mère, élevés dans la même maison, chéris des mêmes parens, qui donnent aux mêmes personnes les noms de père et de mère, ne seraient-ils pas encore plus intimement unis ? Ne relâchez pas ces doux nœuds dont les dieux lient ensemble les frères ; resserrez-les plutôt par les actes répétés d’une amitié mutuelle : c’est le moyen d’assurer à jamais la durée de votre union. C’est