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successivement son armée, Tigranes reprit son premier orgueil, négligea les conseils de Mithridate, et se persuada que ce prince lui enviait la gloire de vaincre les Romains.

Le roi d’Arménie comptait ainsi vingt mille frondeurs et gens de traits ; cinquante-cinq mille chevaux, dont dix-sept mille armés de toutes pièces, comme Lucullus l’écrivit au sénat ; cent cinquante mille hommes d’infanterie, et trente-cinq mille pionniers et autres ouvriers. Cette armée, vingt fois plus forte que celle des Romains, était plus que suffisante, en effet, pour vaincre Lucullus, si l’avantage du nombre décidait seul de la victoire.

Tigranes se tenait si sûr du succès qu’il était fâché, disait-il, de n’avoir pas à combattre tous les généraux romains rassemblés. Il est rare que cette folle présomption, qui s’exprime par des dédains et des bravades, ne soit pas punie des plus fâcheux revers.

Lucullus laisse Murena avec six mille légionnaires, pour continuer le siége, et, prenant vingt-quatre cohortes, qui ne formaient pas plus de dix mille hommes d’infanterie, toute sa cavalerie forte de trois mille chevaux, et mille archers ou frondeurs, il s’avance contre le roi, et vient camper dans une plaine spacieuse, près du Tigre, qui le séparait de l’ennemi.

Lorsqu’il parut, sa petite armée fournit matière aux plaisanteries des courtisans, et Tigranes, ne voulant pas se montrer moins fin railleur que ceux qui l’environnaient, dit ce bon mot, devenu si célèbre : « S’ils viennent comme ambassadeurs, ils sont beaucoup ; s’ils se présentent comme ennemis, je ne les trouve pas assez nombreux. »

Le lendemain, au lever du soleil, Lucullus rangea ses troupes en bataille, et fit ses préparatifs pour passer le Tigre. Quelques-uns de ses généraux lui représentant que la superstition rendait le combat dangereux dans un jour que la défaite de Cœpion, par les Cimbres, avait placé au nombre des jours néfastes : « Combattons donc, répondit Lucullus, avec tant de vigueur et de courage que ce jour de deuil pour la république en devienne un de réjouissances. »

Les Barbares campaient à l’Orient de la rivière qui tournait tout-à-coup, formant un coude où elle se trouvait guéable[1]. L’armée romaine, sortit de son camp et fila par sa gauche, en longeant le fleuve ; de sorte qu’elle paraissait vouloir se retirer. Tigranes le crut véritablement.

Il fit appeler Taxile, et lui dit avec un ris moqueur : « Voilà donc ces légions invincibles ! elles fuient sans combattre. — Je souhaite, répondit Taxile, qu’il vous arrive quelque bonheur inespéré ; mais ce n’est pas l’usage des Romains de porter le casque en tête, le bouclier découvert, et de se parer de leurs armes quand ils s’éloignent de l’ennemi : tout cet éclat annonce assez qu’ils se préparent à l’attaque. »

Taxile parlait encore quand on vit l’aigle de la première cohorte, qui s’avançait à la tête de l’infanterie, prendre à droite pour passer la rivière ; les autres suivirent dans l’ordre qui leur avait été assigné.

« Ils viennent à nous ! » s’écria plusieurs fois Tigranes avec surprise ; et il courut à toute bride pour ranger son armée en bataille ; ce qui ne put se faire qu’avec beaucoup de précipitation et de désordre. Le roi d’Arménie, qui ne s’attendait pas à combattre, n’avait conçu aucune disposition préparatoire ; chacun se rangea dans la position qu’il

  1. Voyez l’Atlas.