Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 2, 1836.djvu/992

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
984
POLYBE, LIV. XXXII.

termes différens, un an pour chaque terme, après avoir livré les meubles pendant les dix premiers mois ; mais dans ces dix mois il fit remettre entre les mains du banquier la somme entière. Ce terme passé, Tibérius Gracchus et Scipion Nasica, qui avaient épousé ces deux sœurs, vont chez le banquier et lui demandent s’il n’a pas reçu ordre de Scipion de leur donner de l’argent. On leur répond qu’on est prêt à leur en donner, et on leur compte à chacun vingt-cinq talens. Ils disent au banquier qu’il se trompe, et que cette somme ne doit pas être payée toute à la fois, mais en trois termes. Le banquier répond que tels étaient les ordres qu’il avait reçus. Ils ne peuvent le croire et vont trouver Scipion pour le tirer de l’erreur où il était, à ce qu’ils croyaient ; et ils n’avaient pas tort de le croire, car à Rome non-seulement on ne paye pas cinquante talens avant les trois ans écoulés, mais on n’en paye pas seulement un avant le jour marqué : on y est trop attentif à ne pas se dessaisir de son argent, et trop avide du projet qu’on espère en tirer en le gardant. Ils s’informent donc de Scipion quel ordre il avait donné au banquier. « De vous remettre toute la somme qui vous est due, répondit-il. — Mais il ne faut pas pour cela, répliquèrent-ils, vous incommoder. Selon les lois, vous pouvez encore long-temps vous servir de votre argent. — Je n’ignore pas, leur dit Scipion, la disposition des lois : on en peut suivre la rigueur avec des étrangers ; mais avec des proches et des amis on doit en user avec plus de simplicité et de noblesse. Agréez que la somme entière vous soit payée. » Ils s’en retournèrent pleins d’admiration pour la générosité de leur parent, et se reprochant à eux-mêmes la bassesse de leurs sentimens dans les questions d’intérêt, quoiqu’ils fussent les premiers de la ville et les plus estimés.

Deux ans après, il fit un autre acte de générosité qui est bien digne d’être rapporté. Paul-Émile mort, toute sa succession passa à Fabius et à Publius, son frère ; car, quoique cet illustre Romain eût eu plusieurs autres enfans, les uns avaient été adoptés dans d’autres maisons, et la mort avait emporté les autres. Comme Fabius n’était pas aussi riche que Scipion, celui-ci lui laissa toute la part qui lui était échue des biens de leur père, laquelle montait à plus de soixante talens, afin de corriger ainsi l’inégalité de biens qui se trouvait entre les deux frères.

À cette libéralité, qui fit à Rome un très-grand éclat, il en joignit une autre encore plus éclatante. Fabius ayant dessein de donner un spectacle de gladiateurs après la mort de son père, pour honorer sa mémoire, et ne pouvant pas soutenir cette dépense, qui va jusqu’à trente talens pour le moins, quand on veut que ce spectacle soit magnifique, Scipion en donna quinze pour supporter du moins la moitié de cette dépense.

Le bruit de cette action se répandait dans Rome lorsque Papiria mourut. Il était alors libre à Scipion de reprendre tout ce qu’il lui avait donné de la succession d’Émilie ; mais, loin d’en user ainsi, non-seulement il fit présent à ses sœurs de tout ce que sa mère avait reçu de lui, mais il leur abandonna encore tout le bien qu’elle avait laissé, quoique, selon les lois romaines, elles n’y eussent aucun droit. Quand, dans les cérémonies publiques, on vit ses sœurs suivies du cortége et parées de tous les bijoux d’Émilie, les applaudissemens se renouvelèrent ; on éleva jusqu’aux nues cette nouvelle preuve