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HISTOIRE DE LA COMMUNE DE 1871

la plus légitime était un forfait, avaient été lâchés sur leurs adversaires terrassés, sans autre jurisprudence que leur fantaisie, sans autre frein que leur humanité, sans autre connaissance du droit que leur lettre de service. Avec de tels janissaires et un code pénal qui renferme tout dans son élastique obscurité, il n’était pas besoin de lois d’exception pour atteindre Paris tout entier. On vit bientôt les théories les plus extravagantes naître et se propager dans ces cavernes judiciaires ; ainsi la présence sur le lieu du crime constituait la complicité légale ; pour ces magistrats, c’était un dogme.

Au lieu d’établir les conseils de guerre dans les ports, on fit refaire aux prisonniers les douloureuses étapes de la mer à Versailles. Élisée Reclus fut promené dans quatorze prisons. Des pontons, on les conduisait au chemin de fer, à pied, les menottes aux mains ; mais quand ils passaient dans les rues, montrant leurs chaînes, les passants se découvraient.

À l’exception de quelques accusés de marque dont je vais raconter brièvement les procès, la masse des prisonniers fut poussée devant ces tribunaux après une instruction qui ne garantissait même pas toujours leur identité. Trop pauvres pour avoir un défenseur, ces malheureux, sans guides, sans témoins à décharge, — ceux qu’ils appelaient n’osaient venir, craignant d’être arrêtés — ne faisaient qu’apparaître et disparaître devant le tribunal. L’accusation, l’interrogatoire, la sentence se bâclaient en quelques minutes : « Vous vous êtes battu à Issy, à Neuilly ? condamné à la déportation. — Et ma femme, et mes enfants ! » — « À un autre : Vous avez servi dans les bataillons de la Commune ? — Et qui eût nourri les miens quand tout était fermé, l’atelier et l’usine ! — À la déportation. » — « Et vous ?… Arrestation illégale ! Au bagne. » Le 14 octobre, en moins de deux mois, le 1er et le 2e conseil avaient prononcé plus de 600 condamnations.

Que ne puis-je dresser le martyrologe des milliers qui défilèrent en lignes compactes, gardes, femmes, enfants, vieillards, ambulanciers, médecins, fonctionnaires de cette ville décimée. C’est à vous, innommés, que je donnerais la première place comme vous l’eûtes