Page:London (trad Wenz) - L’Amour de la vie - 1907.djvu/25

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
21
LA FOI DES HOMMES

Hutchinson avait attiré un tabouret et s’était affalé sur la table, la figure cachée dans l’angle de son coude. Il lui sembla qu’on grattait à la porte. Il releva la tête. Un grand nuage blanc de froid entrait du dehors. Dans cette vapeur glacée apparut Billebedam qui posa près de lui cinq dés et un crasseux étui de cuir en disant :

— Um beaucoup froid. Oleson parlé moi. Um dit Yukon gelé hier soir.

— Vous entendez cela, vieux fellow ! s’écria Pentfield en tapant sur l’épaule de son compagnon. Allons-y donc ! Celui qui gagne prend le sentier pour le pays de Dieu dès demain matin. Le Yukon est pris. On peut voyager en traîneau jusqu’à Skagway où l’on ne manquera pas de trouver un des confortables steamers de la Pacific Coast Company.

Il introduisit les dés dans le cornet et les secoua.

— D’abord, qu’est-ce que nous faisons ? Poker d’as pur et simple ?

— Poker d’as pur et simple, approuva Hutchinson.

— Tirons.

Pentfield lança un dé, à la main, et amena sept. Le même essai, par Hutchinson, donna une dame.

— À vous, Corry, dit Pentfield, cependant qu’il bourrait sa pipe avec de grosses lamelles de tabac en plaque, coupées au canif.

Les dés roulèrent sur la table rugueuse.

— Une paire aux rois, un valet, un sept ! annonça Hutchinson. Lawrence, vous ferez sortir beaucoup mieux que ça, j’en suis sûr !

En joueur rompu à ce jeu, d’un élégant mouvement du poignet, Pentfield étala un dix et quatre rois.

— La première manche à vous, partner, et l’honneur de continuer.

Un grand silence se fit. Sur un signe de Pentfield, l’Indien lui présenta une courte tige de fer dont l’extrémité avait rougi dans le poêle ; on entendit deux ou trois puissants smacksmack…, le grésillement du tabac, puis Lawrence rendit précautionneusement le tisonnier au vieil Innuite.

De son même geste de tout à l’heure il lança les dés. La main donna quatre huit et as.

— Très beau, murmura Corry en rassemblant le jeu.

Il secoua longuement l’étui dans tous les sens, la paume de sa main bouchant l’orifice.

— Allez donc ! dit Pentfield, impatienté.

Le joueur versa lentement le contenu du cornet.

— Cinq as ! annonça-t-il, calmement. À moi la seconde. Égalité. La belle, maintenant.

Corry Hutchinson exhala un soupir et sema les dés d’un seul coup. Il y avait valet, trois rois et as, mais cet as se tenait en équilibre sur un angle, retenu dans une anfractuosité de la table.

— Cassé ! s’écrièrent-ils presque ensemble. À refaire !

Le joueur, cette fois, prit son temps, remua doucement les cubes d’ivoire à sept ou huit reprises et les laissa tomber dans un espace restreint.

— Oh ! là ! s’exclama Pentfield ; diable ! cinq rois ! quelle extraordinaire veine : C’est vous qui partez, old chap !

Et il tendit sa main rugueuse à Hutchinson, par-dessus la table. Mais l’autre lui repoussa le bras :

— Pas du tout ! Je vous en prie, jouez à votre tour ! Vous pouvez amener mieux ou faire dead-heat avec moi. Allons !

D’un mouvement nerveux, Pentfield envoya tout le poker sur la table. Un dé tomba à terre. Il recommença.

Ce fut un coup pitoyable : un neuf, trois sept, un huit…

Le perdant eut aussitôt un nerveux accès de rire. Corry le regarda avec effare-