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un drame intéressant, il fallait que le poëte commençât par trouver une fable. Lope s’est adressé à son imagination, et elle ne lui a point fait défaut. Qu’on lise Fontovéjune, et l’on admirera cette puissance créatrice qui procédait dans ses inventions avec tant de jugement, de logique et d’esprit.

Les caractères méritent des éloges particuliers. Ferdinand et Isabelle ne sont guère qu’esquissés, mais à leur activité prodigieuse, à leur merveilleuse habileté, à leur sagesse, à leur prudence, on reconnaît les deux rois à qui est réservée la gloire de terminer la guerre civile, et de réunir les premiers sur leurs têtes les grandes couronnes de l’Espagne. — Fernand Gomez, le commandeur mayor, est dessiné de main de maître. C’est le commandeur d’un ordre militaire plein d’un orgueil farouche et d’un sensualisme brutal[1]. La vue d’un pareil personnage ne serait pas supportable sur la scène, si quelque grande qualité ne venait le relever à nos yeux ; et c’est pourquoi Lope lui a donné un courage intrépide. Ce courage, Fernand Gomez le montre dans la scène où, désarmé, il défie Frondoso, qui a une arbalète, de tirer sur lui. — Laurencia, sage et circonspecte, dédaigneuse et fière, et qui n’aime Frondoso que parce qu’il l’a bravement défendue contre un horrible attentat, me semble fort bien conçue. — De même Frondoso. Le poëte devait nous le représenter brave, désintéressé, et partisan de l’amour platonique. — De même l’alcade Estévan. Ce n’est pas sans des motifs très-profonds que le poëte le dépeint comme joignant à beaucoup de simplicité et de bonhomie une haute sagesse, un esprit prévoyant, et une âme pleine de force : les habitants de Fontovéjune, opprimés par un despote inexorable, avaient dû choisir pour leur premier magistrat un homme d’une supériorité reconnue. — Et Juan Roxo, le paysan plus que timide, qui tremble devant Fernand Gomez, et qui, lorsque toute la ville assiége la maison du commandeur où son fils est retenu prisonnier, encourage les autres à l’assaut, en criant qu’il faut tout briser et renverser ! — Et Mengo, le gros courtaud, qui n’aime de l’amour que le positif, et qui se refait des douleurs de la torture en buvant force rasades !… Lope de Vega avait un talent unique pour peindre la réalité vivante ; mais il la peint parfois avec tant de finesse, que pour bien l’apprécier sous ce rapport, il faut le lire avec la plus grande attention.

Dans la notice qui précède le Meilleur alcade, nous avons vanté l’admirable vérité avec laquelle le poëte avait peint les mœurs du moyen âge. Fontovéjune ne nous semble pas mériter moins d’éloges à cet égard. Peut-être s’étonnera-t-on au premier abord qu’il y ait dans cet ouvrage-ci un caractère plus prononcé de férocité, quoique l’époque où se passe l’action soit plus rapprochée de nous. Ne serait-ce pas qu’il s’agit cette fois non plus d’une vengeance individuelle, mais de tout un peuple qu’une longue suite de vexations a rendu furieux ? et ces chants, ces danses des enfants et des femmes devant une tête coupée, ces horribles saturnales (que l’histoire indiquait d’ailleurs au poëte) ne se retrouvent-elles pas encore dans des temps plus modernes ?

Parmi les détails remarquables, je me contenterai de recommander au lecteur la Junta qui commence la troisième journée ; le siége et la prise de la maison du gouverneur ; et les deux scènes de torture, traitées l’une au co-

  1. Dans deux autres de ses comédies, Peribañez et les Commandeurs de Cordoue, Lope de Vega a peint des commandeurs des ordres militaires, également débauchés et qui périssent également de mort violente.