Page:Lorrain - Buveurs d’âmes, 1893.djvu/34

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léger s’élevait dans les feuilles et, délicieusement ému, je gardais le silence, les yeux attachés sur les siens, comprenant que l’instant que nous vivions était irréparable, unique et que la fuite de l’heure n’en amènerait jamais plus le retour. Elle avait, ce soir-là, une joie répandue sur la face, comme une extase heureuse sur les lèvres, et de sa voix un peu voilée et dont j’aimais les brisures profondes (il y avait une âme dans cette voix), elle, l’inconnue, me parlait, m’interrogeant sur le Tonkin, sur ses paysages exotiques d’eaux et de rizières, ses forêts bruissantes de cannes à sucre où s’embusquent les pavillons noirs, et sur la couleur qu’affecte là-bas la splendeur des soleils couchants et des aubes.

Et moi je l’écoutais sans lui répondre, bercé par le timbre caresseur et prenant de sa voix ; et que lui aurais-je répondu ? En fait de colonies, je ne connais que l’Afrique, je n’ai jamais été au Tonkin, et le peu que j’en sais, je l’ai puisé dans les récits de voyages et les romans de Loti ; mon silence ne l’inquiétait guère d’ailleurs, car elle continuait ses questions, comme se parlant à elle-même, comparant les pelouses d’avoine aux lointaines rizières et les coteaux