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Page:Loti - Les Désenchantées, 1908.djvu/102

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y a point de piano dans ma demeure. Stupéfaction alors parmi mes invitées, et on me regarde avec un air de dire : « Pauvre petite ! Faut-il qu’on soit assez 1320, chez son mari !… Eh bien ! ça promet d’être réjouissant, l’existence dans cette maison ! »

Onze heures. On entend piaffer, sur les pavés dangereux, les chevaux des magnifiques équipages, et la vieille rue montante est toute pleine de nègres en livrée qui tiennent des lanternes. Les invitées remettent leurs voiles, s’apprêtent à partir. L’heure est même bien tardive pour des musulmanes, et sans la circonstance exceptionnelle d’un grand mariage, elles ne seraient point dehors. Elles commencent à prendre congé, et la mariée, debout indéfiniment, doit saluer et remercier chaque dame qui « a daigné assister à cette humble réunion ». Quand ma grand-mère, à son tour, s’avance pour me dire adieu, son air satisfait exprime clairement : « Enfin nous avons marié cette capricieuse ! Quelle bonne affaire ! »

On s’en va, on me laisse seule, dans ma prison nouvelle ; plus rien pour m’étourdir ; me voici toute au sentiment que l’irrémédiable s’accomplit.

Zeyneb et Mélek, mes bien-aimées petites sœurs, restées les dernières, s’approchent maintenant pour m’embrasser ; nous n’osons pas échanger un regard, par crainte des larmes. Elles s’en vont, elles aussi, laissant retomber les voiles sur leur visage. C’est fini ; je me sens descendue au fond d’un abîme de solitude et d’inconnu… Mais, ce soir, j’ai la volonté d’en sortir ; plus vivante que ce matin, je suis prête à la lutte, car j’ai entendu l’appel de « l’amour au geste trop brûlant… »

On vient m’informer alors que le jeune bey, mon époux, en haut, dans le salon bleu, attend depuis quelques minutes le plaisir de causer avec moi. (Il arrive de Khassim-Pacha, de chez mon père, où il y avait un dîner d’hommes.) Eh bien ! moi aussi, il me tarde de le revoir