Aller au contenu

Page:Loti - Les Désenchantées, 1908.djvu/219

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quillement, à la lueur du fanal pendu aux branches voisines :


Et maintenant, disait-elle, maintenant que nous ne vous avons plus, quelle tristesse de retomber dans notre torpeur ! Votre existence à vous, si colorée, si palpitante, vous permet-elle de concevoir les nôtres, si pâles, faites d’ans qui se traînent sans laisser de souvenirs. D’avance, nous savons toujours ce que demain nous apportera, — rien, — et que tous les demains, jusqu’à notre mort, glisseront avec la même douceur fade, dans la même tonalité fondue. Nous vivons des jours gris perle, ouatés d’un éternel duvet qui nous donne la nostalgie des cailloux et des épines.

Dans les romans qui nous arrivent d’Europe, on voit toujours des gens qui, sur le soir de leur vie, pleurent des illusions perdues. Eh bien ! au moins ils en avaient, ceux-là ; ils ont éprouvé une fois l’ivresse de partir pour quelque belle course au mirage ! Tandis que nous, André, jamais on ne nous a laissé la possibilité d’en avoir, et, quand notre déclin sera venu, il nous manquera même ce mélancolique passe-temps, de les pleurer… Oh ! combien nous sentons cela plus vivement depuis votre passage !

Ces heures, en votre compagnie, dans la vieille maison du quartier de Sultan-Selim !… Nous réalisions là un rêve dont nous n’aurions pas osé autrefois faire une espérance ; posséder André Lhéry à nous seules ; être traitées par lui comme des êtres pensants, et non comme des jouets, et même un peu comme des amies, au point qu’il découvrait pour nous des côtés secrets de son âme ! Si peu que nous connaissions la vie européenne et les usages de votre monde, nous avons senti tout le prix de la confiance avec laquelle vous répondiez à nos indiscrétions. Oh ! de celles-ci, par exemple, nous étions bien conscientes, et, sans nos voiles, nous n’aurions certes pas été si audacieuses.