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Page:Loti - Les Désenchantées, 1908.djvu/46

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grosse dame-là, et d’ailleurs une femme de talent incontestable ; avec Fahr-el-Nissâ, qui jouait déjà en artiste, elle venait de répéter à deux pianos un nouvel arrangement des fugues de Bach, et chacune y avait mis toute son âme.

On parlait allemand, mais sans plus de peine on eût parlé italien ou anglais, car ces petites Turques lisaient Dante, ou Byron, ou Shakespeare dans le texte original. Plus cultivées que ne le sont chez nous la moyenne des jeunes filles du même monde, à cause de la séquestration sans doute et des longues soirées solitaires, elles dévoraient les classiques anciens et les grands détraqués modernes ; en musique se passionnaient pour Gluck aussi bien que pour César Franck ou Wagner, et déchiffraient les partitions de Vincent d’Indy. Peut-être aussi bénéficiaient-elles des longues tranquillités et somnolences mentales de leurs ascendantes ; dans leur cerveau, composé de matière neuve ou longtemps reposée, tout germait à miracle, comme, en terrain vierge, les hautes herbes folles et les jolies fleurs vénéneuses.

Le salon du haremlike, ce matin-là, s’emplissait toujours; les deux négresses avaient suivi, avec leur petit tambourin. Après elles, une vieille dame entra, devant qui toutes se levèrent par respect:la grand— mère. On se mit alors à parler turc, car elle n’entendait rien aux langues occidentales, —et ce qu’elle se souciait