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Page:Loti - Les Désenchantées, 1908.djvu/75

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mit à jouer un « Concerto » composé par elle-même. Ayant d’ailleurs étudié l’harmonie avec d’excellents maîtres, elle avait des inspirations qui ne procédaient de personne, un peu farouches souvent et presque toujours exquises ; en fait de ressouvenirs, on y trouvait, par instants peut-être, celui du galop des cavaliers circassiens dans le steppe natal ; mais point d’autres. Elle continua par un « Nocturne », encore inachevé, qui datait de la veillée précédente ; c’était, au début, une sorte de tourmente sombre, où la paix des cimetières d’alentour avait cependant fini par s’imposer en souveraine. Et un bruit de l’extérieur venait de loin en loin se mêler à sa musique, ce bruit très particulier de Constantinople : dans les sonorités maintenant sépulcrales de la rue, les coups de bâton du veilleur de nuit.

Zeyneb ensuite s’approcha pour chanter, accompagnée par sa jeune sœur Mélek ; comme presque toutes les femmes turques, elle avait une voix chaude un peu tragique, et qu’elle faisait vibrer avec passion, surtout dans ses belles notes graves. Après avoir hésité aussi à choisir, et mis en désordre un casier sans s’être décidée, elle ouvrit une partition de Gluck et entonna superbement ces imprécations immortelles : « Divinités du Styx, ministres de la Mort ! »

Ceux d’autrefois, qui gisaient dans les cimetières d’en face, ceux de la vieille Turquie qui étaient couchés