Page:Loti - Mon frère Yves, 1893.djvu/362

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brises vierges qui n’avaient jamais passé sur terre, qui n’apportaient aucun effluve vivant, qui n’avaient aucune senteur. Quand on était étendu là, on perdait peu à peu la notion de tout, excepté de la vitesse, qui est toujours une chose amusante, même quand on n’a pas de but et qu’on ne sait pas où l’on va.

Ils n’avaient pas de but, les matelots, et ils ne savaient pas où ils allaient. À quoi bon d’ailleurs, puisqu’on ne leur permettait nulle part de mettre les pieds sur terre ? Ils ignoraient la direction de cette course rapide et l’infinie profondeur des solitudes où ils étaient ; mais cela les amusait d’aller droit devant eux, dans l’obscurité bleuâtre, très vite, et de se sentir filer. En chantant leurs chansons du soir, ils regardaient ce beaupré, toujours lancé en avant, avec ses deux petites cornes et sa tournure d’arbalète tendue, qui sautillait sur la mer, qui effleurait l’eau bruissante à la façon très légère d’un poisson-volant.